Aujourd’hui, je vous parle de la première fiction interactive en français jamais écrite (de ce que je sais). Et c’est une traduction d’Adventure/Colossal Cave Adventure.

La communauté dont nous descendons, nous, le site Fiction-interactive.fr, vient du forum ifiction.free.fr/taverne, créé pour prendre le relai d’une mailing list Yahoo, créée au moment où Jean-Luc Pontico publia la traduction en français des bibliothèques Inform 6, ainsi qu’une traduction d’Adventure. Était-ce la première ? On l’a pensé pendant longtemps, mais il s’avère que non ! Ceci est l’histoire de la vraie première traduction.

La Grande Aventure, ou encore Bilingual Adventure, est un jeu publié en 1979 aux États-Unis sous le label Creative Computing Software. On en trouve des publicités dans Creative Computing (août 1979, page 97 et juillet 1980, page 69), et Kilobaud Computing (décembre 1979, page 57). Le jeu est également mentionné dans la revue canadienne Electronics Today en janvier 1982, page 43, vendu par Arkon Electronics, une firme de Toronto. Ce jeu a une particularité assez extraordinaire, que je n’ai pas revue dans un seul jeu depuis : il est bilingue. À n’importe quel moment du jeu, vous pouvez taper « francais » ou « english » et le jeu change de langue sans affecter l’état du jeu ! Je trouve ce mécanisme extraordinaire (et je signale que Natrium729 avait fait une extension Inform 7 il y a des années précisément pour faire ceci, de façon indépendante), et il est sans doute intéressant dans un contexte d’apprentissage du français.

L’histoire de la redécouverte de ce jeu est très intéressante. Nous sommes en 2019, et Jason Dyer poursuit son travail sur son blog Renga in Blue, qui est de jouer à toutes les fictions interactives en partant du début. (Ce faisant, il recense aussi certaines fictions interactives considérées comme perdues — c’est grâce à son blog que quelqu’un a trouvé Wander, la seule fiction interactive qui pré-date Adventure.) Après de l’archéologie de haute voltige (suivre des liens et sauver un fichier .zip aspiré par chance par la Wayback Machine), il met la main sur Bilingual Adventure, une traduction d’Adventure en français. Il fait un article sur son blog et vient nous en parler sur le forum (et nos mâchoires tombent au sol).

Ce jeu est implanté en SAM76, un langage plutôt obscur créé par Claude Kagan (alias Anselme Roichel), qui était un chercheur, pionnier de la micro-informatique, visionnaire et collectionneur (voyez les hommages et témoignages sur la page commémorative qui lui est dédiée), habitant sur la côte Est des États-Unis. Le langage tournait sur le système d’exploitation CP/M, et est jouable sur DOS (allez sur l’article de Jason Dyer !). Et comme le révèle Jason, il existe une critique du jeu : il s’agit d’un rapport écrit par des enseignants de l’Université du Delaware en 1983, qui évaluaient des logiciels pour une utilisation potentielle en classe de langues. Certaines des critiques faites sont étranges : ils disent qu’il n’y a pas d’inventaire dans la version française alors qu’il est mentionné dans le manuel, et ils disent que la traduction française n’est pas bonne, alors que je l’ai trouvée parfois maladroite mais tout de même globalement bien écrite (elle sonne bien français). D’autres critiques, comme le fait que les accents ne s’affichent pas, ou que le parser ne reconnaît que les 5 premières lettres (et donc qu’on peut faire des fautes de français et être quand mêmes compris) sont légitimes d’un point de vue d’un prof de langues, mais paraissent un peu mesquines vues d’ici. C’est une fiction interactive en français de 1979 !!! Vous ne vous rendez pas compte !!!

Pour le plaisir : la phrase canonique d’Adventure, c’est « You are in a maze of twisty little passages, all alike ». La traduction de Jean-Luc Pontico, en 2001, c’est « Vous êtes dans un labyrinthe composé de petits passages en zigzag, tous identiques. ». La traduction de ce jeu, c’est « Vous êtes dans un dédale de petits passages identiques et tortueux ». Franchement, je préfère cette traduction — plus directe, précise et juste !

Les auteurs crédités sont : Jim Manning (implantation), Anselme Roichel (texte en français), Harley Licht (relecture de la version anglaise et comparaison avec le jeu original), François Brault et Thierry Gauthier (correction du français « selon les normes de l’Académie française », précise le manuel). L’article de blog de Jason Dyer, que je vous invite à lire, a des informations sur la création du jeu ; une source intéressante est aussi la page citée ci-dessus en mémoire de Claude « Anselme Roichel » Kagan, qui avait l’air d’être un sacré personnage. On y retrouve la trace de François Brault, qui indique que lui et Thierry Gauthier firent un voyage chez Claude Kagan à Pennington, New Jersey, à l’été 1979, et en profitèrent pour travailler sur la traduction du jeu.

Quelque chose me tarabuste un peu : comment se fait-il qu’il y ait déjà une publicité dans Creative Computing en août si les deux Français étaient en voyage pendant l’été ? Il semblerait que le jeu était quasiment fini (en tout cas, Kagan avait déjà fait une première version), et le contrat avec Creative Computing déjà signé au moment où la publicité a été décidée ; Brault et Gauthier ont réalisé leurs corrections à cette période (juillet-août 1979), mais elles figurent dans la version finale. Remarquez que dans l’article de Jason Dyer, il y a un manuel (qui vient d’une enchère sur eBay apparemment) ; mais ce manuel ne correspond pas du tout à l’aide distribuée avec le jeu. Par exemple, dans le manuel, on dit de taper « préserver » pour sauver la partie, et « compte » pour avoir le total des points obtenus ; mais dans l’aide du jeu, on vous dit de taper « sauvegarder » et « score ». Je pense que le manuel contient la prose originelle de Claude Kagan, qui était plus anglophone que francophone, et que Gauthier et Brault ont corrigé le manuel et changé les commandes pour qu’elles soient en meilleur français. Mais ça n’est qu’une théorie, je n’en ai pas la preuve !

Normalement, vous avez plein de questions. Qui était Claude Kagan ? Comment ça se fait qu’il parlait français ? Qui étaient Brault et Gauthier ? Ce jeu a-t-il été commercialisé en France ? En sait-on plus ? Moi, non ; mais François Brault et Thierry Gauthier, oui ! C’est donc une chance que j’aie réussi à les retrouver et à leur envoyer quelques questions, auxquelles ils ont eu la gentillesse de répondre ! Et donc voilà, en exclusivité pour Fiction-interactive.fr, un entretien avec ces deux Français qui ont participé à la création de la première fiction interactive en français.

(J’ai condensé deux entretiens séparés en un seul entretien avec des réponses croisées, avec l’accord de Brault et de Gauthier.)


Vous avez contribué en 1979 au jeu Bilingual Adventure, une fiction interactive qui a la particularité d’être une version de Adventure où l’on pouvait passer librement de l’anglais au français. Quel était le contexte pour vous ? Quel âge aviez-vous, et que faisiez-vous ?

FB : Tout a commencé en 1978 ; j’étais alors lycéen et j’ai acheté une calculatrice programmable TI-58 (bien que j’ai passé le bac l’année suivante, la dernière où les calculatrices étaient interdites). À l’époque, avec un ami, je programmais dessus des petits jeux (bataille navale). Comme il n’y avait pas de sauvegarde, contrairement à la TI-59 qui avait un lecteur de carte magnétique, il fallait rentrer au clavier le programme à chaque fois qu’on voulait s’en servir. En septembre 1978 paraissent simultanément en kiosque le tout premier numéro de deux magazines qui seront décisifs : L’Ordinateur Individuel et Micro Systèmes. Je me souviens bien avoir feuilleté les deux et acheté le deuxième.

Quelques mois plus tard, je casse ma tirelire et achète à Paris un TRS-80 (Model I Level II 16K RAM). C’était l’un des premiers en vente en France. Dans le magasin, je croise un client qui m’avait précédé de quelques semaines ou mois. Il m’offre de correspondre avec lui pour échanger des programmes. Certains gratuits écrits en Basic, d’autres en copie pirate. C’est ainsi que je me suis lancé. À l’époque, j’habitais Compiègne où un magasin Tandy/Radio Shack est venu s’installer, au 22 rue d’Austerlitz. En visitant le magasin j’aperçois un TRS-80, mais le propriétaire du magasin n’avait aucune idée de son mode d’emploi. Il me propose alors de passer régulièrement le samedi pour en faire la démonstration auprès d’éventuels acheteurs. J’y rencontre alors un nouvel ami Thierry Gauthier, qui lui fait le choix de l’Apple II.

TG : Cette « aventure » a démarré dans un magasin Tandy Radio Shack, qui venait de s’ouvrir à Compiègne dans l’Oise où je résidais alors. J’avais 15/16 ans. Le gérant ne connaissait rien à l’informatique, mais il vendait dans sa boutique les premiers TRS-80 Modèle 1. Déjà initié à la programmation par l’achat un an auparavant d’une calculatrice programmable HP-34C (tout mon argent de poche y était passé), puis au Noël suivant d’un TRS-80 Modèle 1 à cassette, je passais beaucoup de temps dans cette boutique à « bidouiller » sur les machines et à renseigner les clients. J’ai également commis quelques articles dans la revue l’Ordinateur Individuel (rubrique des « Peek et Poke »). À la même époque, j’ai fait la connaissance dans cette boutique de François Brault, un étudiant de l’UTC (Université Technologique de Compiègne), passionné également par la programmation. Nous passions beaucoup de temps ensemble dans cette boutique les vendredi et samedi.

Je vous ai retrouvé via le site de Herb Johnson, où il est mentionné que vous avez contribué au jeu durant un séjour chez Claude Kagan en 1979. Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Kagan, et les circonstances de ce voyage ?

TG : Un samedi, une personne à l’allure imposante, mais très décontractée, fumant la pipe, entra dans la boutique, attiré par les ordinateurs. Rapidement le dialogue s’est instauré. Cette personne était Claude Anselme Roichel Kagan (CARK), qui revenait de Londres ; voyant une boutique Tandy (enseigne très répandue à l’époque aux USA), il décida de s’y arrêter. C’est de là que tout l’histoire du langage SAM76, du Great Adventure Game a démarré pour François et moi.

FB : Un jour, un américain, qui avait passé une partie de son enfance en France, pousse la porte et nous engageons la conversation. Il était en fait l’un des pionniers des ordinateurs personnels, Altair 8800 puis Apple II, mais il avait aussi accès à un TRS-80. (Imaginez que c’est lui qui a eu le premier l’idée d’utiliser un magnétophone à cassettes pour enregistrer les programmes, idée qui a fait fureur sur tous les ordinateurs de l’époque, les lecteurs de disquettes 8″ ou 5″ étant très chers — sans parler des premiers disques durs 5 Mo inabordables). Claude Kagan nous invite, Thierry Gauthier et moi, dans sa maison à Pennington (New Jersey) ; nous décidons alors de répondre favorablement à son invitation.

TG : Le voyage ça a été un deal entre Claude et nous (François et moi). En gros : vous traduisez le manuel de SAM76 et améliorez la traduction de la Great Adventure en français et je vous invite pour les mois d’été chez moi à Pennington, dans le New Jersey. Comme j’était mineur, Claude a dû convaincre mes parents. Accompagné de François, qui lui était déjà majeur à l’époque, nous avons entrepris le voyage.

FB : Nous découvrons alors une grange, pleine de vieilleries et même d’un des premier ordinateurs mainframe, qui finira plus tard au musée. Claude nous montre ses travaux, en particulier un langage qu’il a inventé, le SAM76. Après nous en avoir enseigné les rudiments, il nous en donne une copie pour nos ordinateurs et nous propose d’essayer de le vendre en France. C’est ainsi que Claude nous montre comment programmer en assembleur Z80 et nous initie à CP/M, un système d’exploitation (de disquettes) qui peut optionnellement fonctionner sur TRS-80 et Apple II.

Claude nous révèle que les jeux ont toujours fait partie des ordinateurs ; du mainframe aux ordinateurs personnels, ils ont été utilisés par les concepteurs pour tester leur hardware, plus drôle que les logiciels de gestion et utilisant au mieux les périphériques disponibles. Quelques années plus tard, à l’université, je trouve effectivement des jeux, dont Zork, dans le PDP-11 (on nous faisait faire un TP sur… des cartes perforées). Adventure fait en effet partie des tous premiers jeux d’ordinateurs et, de part sa nature textuelle, était porté sur plus ou moins toutes les nouvelles plates-formes.

TG : Pour ma part, je me souviens de Zork.

Quelle a été votre contribution à Bilingual Adventure ?

TG : Claude avait déjà fait une première version en français. La contribution au jeu était surtout de la révision, de la correction sur la langue mais aussi sur certains aspects du parcours (bugs). Cependant notre grosse contribution à plus était sur le langage SAM76 lui-même.

FB : Pas besoin de changer le code, nous avons juste traduit les messages.

Plusieurs autres noms (Jim Manning, Harley Licht) sont mentionnés dans les crédits du jeu ; sont-ce des personnes que vous connaissiez bien ? Savez-vous ce qu’ils sont devenus ?

TG : De mémoire, je pense avoir rencontré Jim, mais je n’en suis pas certains à 100 %, il y avait bien un Jim chez Claude à cette époque en tout cas. Harley Licht, ne me dit rien. En revanche je me souviens d’autres personnes, comme Karl Nicholas.

Qu’avez-vous ramené en France à l’issue du voyage ? Le jeu vous a-t-il suivi dans vos valises ? A-t-il été commercialisé en France ? Avez-vous continué à avoir des contacts avec Claude Kagan ?

TG : De retour en France , nous avons effectivement rapporté déjà beaucoup de souvenirs, d’idées, du matériel aussi offert par Claude, des copies des manuels, des disquettes 5 ¼, et sûrement des listings. Le jeu est effectivement toujours dans mes archives, même si je ne dispose plus de mon TRS-80 ou de l’Apple II, pour lequel il y avait également eu des portages du code.

FB : Je crois avoir vendu quelques exemplaires du livre (il doit m’en rester un ou deux). Le code était gratuit je crois.

TG : Nous n’avons jamais distribué cette version d’Adventure en France. Même si nous pouvions le faire. Le langage SAM76 n’ayant pas eu un grand succès, il n’y a pas eu de portage sur les environnements actuels type Windows. Le jeu s’appuyant sur ce langage, il n’y a donc pas eu (à ma connaissance) d’évolutions. De plus, à l’époque, l’avènement du graphique a pris le dessus sur les jeux de type console texte. En en parlant, je me souviens qu’une version du jeu a dû être faite sur Apple II et aussi sur des machines Sony MSX dans les années 1986. Le jeu utilisait des fontes Hershey pour être un peu plus attractif. Je ne suis pas sûr d’avoir encore cette version.

TG : Nous avons continué à avoir des contacts informatiques avec Claude pendant quelques années. Via Compuserve, qui était à l’époque un moyen pour s’échanger rapidement des fichiers. Tout le monde disposait d’un accès Compuserve, puis AOL , puis MSN etc.

FB : Compuserve ! Je pense que j’ai acheté un modem peu de temps après mon retour des USA. Je ne me souviens plus quand j’ai eu ma première adresse mail, en tous cas quand j’ai voulu au travail en 1989 remplacer l’adresse Telex par l’adresse e-mail sur ma carte de visite, j’ai eu un tollé (mais j’ai réussi). J’ai dû avoir une adresse Hotmail vers 1995 mais le plus vieux qui est conservé est de 1999.

TG : J’ai été en contact avec Claude jusqu’en 2009 environ. Soit il venait en France, soit j’allais le voir aux USA. Claude est malheureusement décédé en 2012. Je suis toujours en contact avec François.

Travaillez-vous actuellement dans l’informatique ? Avez-vous continué à être passionné de jeux vidéo et de micro-ordinateurs ? Et est-ce que cette expérience a été formatrice pour vous ?

TG : Après avoir fait des études de langues et de linguistique appliquée à l’informatique, j’ai effectivement trouvé ma place dans le monde de l’informatique. J’occupe actuellement un poste de directeur technique chez un éditeur de logiciels français : ELP. Je suis incontestablement passionné par les langages informatiques, plus que par les jeux vidéo. Les micro-ordinateurs restent effectivement une passion au-delà du métier que j’exerce. Aujourd’hui, c’est avant tout la richesse des rencontres qui m’ont ouvert des opportunités et permis cette expérience.

FB : Au contraire de Thierry Gauthier, directeur technique chez un éditeur de logiciels, je n’ai pas vraiment fait carrière dans l’informatique. J’ai successivement travaillé dans la fabrication et le marketing des composants électroniques, la vente de systèmes pour réseaux de télécom, l’analyse financière et le contrôle des risques dans la banque et puis je suis maintenant artisan boulanger. Ma boulangerie est Panifica, à Paris. Plusieurs vies professionnelles dans une seule vie. J’avoue que j’ai toujours utilisé l’informatique avec succès (de nombreux informaticiens professionnels ont essayé sans succès de m’enfumer) et que mon fils a commencé à programmer en C et sur Arduino au primaire…


Un grand merci à Thierry Gauthier et François Brault pour cet entretien qui nous donne un éclairage inédit sur le premier jeu d’aventure en français ! Le mois prochain, on parle d’un jeu en français de Sierra On-Line Systems ; soyez au rendez-vous !