Après notre article du mois dernier sur Mystery House, voici un autre article sur un jeu Sierra. Car oui, apparemment il y eut pas moins de 3 jeux d’aventure Sierra traduits en français au début des années 80 ! Et pas des moindres…

Un ventilateur brasse péniblement l’air glauque

C’est un peu une platitude que de dire que dès qu’il y a une nouvelle technologie, elle est rapidement utilisée à des fins sexuelles. (Certains iraient même jusqu’à dire que ces premières utilisations sont souvent des pionnières et démocratisent la technologie.) Bref, au début des années 80, alors que les micro-ordinateurs gagnaient en popularité, il ne fallut pas très longtemps avant de voir les premiers jeux à caractère érotique ou sexuel se diffuser. Parfois sous le manteau, mais parfois aussi vendus dans des boutiques normales ; par exemple, SIVEA (cf. le numéro 32 de l’Ordinateur individuel, page 64) vendait fin 1980 Interlude (une sorte de jeux de cartes avec vos fantasmes — « l’ordinateur vous suggère plusieurs façons de passer une très bonne soirée… ») et Softporn Adventure (« le premier jeu d’aventure à classer X ! »). C’est de ce dernier dont on va parler.

Jimmy Maher a écrit un article sur ces premiers jeux à caractère sexuel, et un article plus précisément sur Softporn.

Softporn Adventure est un jeu écrit par Chuck Benton, ingénieur vivant sur la côte est des États-Unis, qui acheta un Apple II en 1980. Fan de jeux d’aventures de Scott Adams, il décida d’écrire un jeu d’aventure pour apprendre le BASIC ; le thème qu’il choisit fut sa vie de célibataire qui essaie de séduire des femmes dans les bars de Boston. Sauf que Chuck Benton n’hésite pas à se moquer de lui-même, et ajouter des blagues dans le jeu pour faire rire les amis auprès desquels il distribue son jeu ; le résultat est un jeu où on achète des préservatifs, où on essaie de coucher avec des femmes, jusqu’à arriver à la scène finale à une femme dont on tombe amoureux. Ça n’est pas très fin, loin de là, mais c’est suffisamment bien écrit pour être drôle ; le sexe n’est pas explicite, donc c’est en quelque sorte une comédie érotique.

Chuck Benton ne trouve pas d’éditeur pour son jeu, et commence donc à vendre son jeu par correspondance, mais il ne peut pas mettre d’annonces dans les magazines de l’époque. Heureusement pour lui, Ken Williams vient voir son stand lors de l’AppleFest de 1981 à Boston, et achète une copie du jeu ; il l’aime assez pour vouloir l’éditer au sein d’On-Line Systems, dont il est le cofondateur.

Et ce jeu fut traduit en français, sous le nom incongru (et moins explicite) d’Aventures Insolites !

Une boîte de disquettes

Voici l’histoire d’Emmanuel Da Piedade :

Collectionneur et passionné par l’histoire de l’informatique, j’ai acheté, probablement entre 1998 et 1999 (dans un dépôt-vente de la région parisienne où j’ai travaillé étudiant) un Apple //c d’occasion complet accompagné d’une centaine de disquettes bien étiquetées, pour la plupart contenant des copies de jeux : aucune de ces disquettes n’étaient originales (sauf en ce qui concerne les disquettes système). C’est aussi le cas de la disquette du jeu Softporn, qui est sûrement un copie réalisée par le précédent propriétaire dont j’ignore le nom. Seule une partie des disquettes étaient encore lisibles et fonctionnelles, c’est pourquoi en 2008 j’ai pris l’initiative de toutes les tester et dumper celles encore lisibles.

Emmanuel da piedade

Il les a ensuite mises sur son site, où elles demeurent de nos jours. De là, Threepwang les remarque et les ajoute à son site, et le mentionne dans notre forum, en passant… Je suis très étonné, on s’envoie des messages, et je finis par retrouver Emmanuel Da Piedade pour savoir d’où vient la disquette. Malheureusement ça ne nous avance pas beaucoup au niveau de l’histoire, mais un grand merci à lui pour avoir fait cette campagne d’archivage et d’avoir préservé des trésors !

Écran titre d'Aventures insolites: du texte blanc sur fond noir indiquant le titre et le nom de l'auteur.

Il y a un autre jeu que je ne connaissais pas sur cette page : Brocéliande, apparemment une traduction de Transylvania qui s’est transformée en adaptation en mélangeant le folklore breton. L’auteur est un grand nom de l’informatique bretonne, mais je n’ai pas réussi à le contacter ou à avoir plus d’informations !

Threepwang est une grande figure de la traduction de jeu vidéo en français ; il est présent sur Obsolete Tears, mais aussi dans la partie traduction des forums d’Abandonware-France. Très actif, il tente de recenser les jeux traduits officiellement, de les récupérer, et de proposer des patchs de traduction de fans quand ils existent. Sa démarche est super, et je sens que c’est un truc où je pourrais y passer des journées !

Officiel ? Officieux ? Sous le manteau ?

La question est : est-ce que cette disquette est une traduction de fan, ou quelque chose de plus officiel ? Au contraire de Mystery House VF, qui avait de nombreuses mentions dans les magazines et les publicités, ainsi que des captures d’écran qui correspondent à l’image disque retrouvée, et des publicités officielles Sierra en faisant mention, ici c’est bien plus difficile à déterminer. (Le fait que ce soit un jeu à caractère sexuel y est pour beaucoup.) Softporn Adventure est mentionné deux fois dans des publicité SIVEA de L’Ordinateur individuel (la deuxième fois étant page 16 du numéro 39 de l’été 1982), et a fait l’objet d’un article de deux pages dans le numéro 14 (avril-mai 1982) de Jeux & Stratégies, dans un article de Michel Brassine intitulé « La ludotique saisie par la débauche ». Cet article a des captures d’écran en anglais, et les mentions dans les publicités n’indiquent pas que le jeu est en français ; tout se passe comme si la traduction de Softporn en français n’existait pas. (De même, aucune mention nulle part quand on cherche « Aventures insolites »…)

Encart dans l'article de Brassine.
Un encart dans l’article de Brassine, qui confirme deux choses : 1/ le jeu était en anglais, 2/ ne vous attendez pas à une perspective féministe dans le jeu.

La réponse est-elle dans l’image disque ? Le programme étant écrit en BASIC, le code source est relativement compréhensible ; j’y ai jeté un œil avec l’aide de John Aycock, spécialiste en archéologie vidéoludique. Ce qu’on y trouve : aucun nom de traducteur, aucune indication extérieure. La traduction semble avoir été faite avec « Program Line Editor v2, 1980, copyright Neil Konzen », un programme interactif pour remplacer des lignes dans un code source donné. Une version ultérieure de ce programme sortit en 1983, dans la série des « Beagle Bros », réputés pour leur suite d’utilitaires. On pourrait presque en déduire que cette traduction a été faite entre 1981 (date de sortie du jeu anglais) et 1983… mais ça pourrait aussi être quelqu’un qui n’a pas acheté la version suivante du produit, après tout !

À ce stade-là, je bloquais un peu… En furetant un peu, je suis tombé sur le site Internet de Al Lowe, le créateur de la série des jeux d’aventures graphiques Leisure Suit Larry, dont le premier épisode (publié également par Sierra) est très largement inspiré de Softporn Adventure, allant même jusqu’à recycler des blagues. Son adresse email est là, alors je lui demande s’il sait quoi que ce soit, par hasard. On ne sait jamais. C’est un peu tiré par les cheveux, mais…

J’en sais rien du tout, mais je peux demander à Ken Williams !

Al Lowe

Euhhhhh hein ???

Un quart d’heure plus tard :

Je me souviens qu’on l’a faite, mais je ne sais plus qui a fait la traduction. C’est fort possible qu’on avait un distributeur en France qui a fait les conversions pour nous. Je me souviens que « quelqu’un » nous a envoyé les fichiers traduits, et on les a mis dans le jeu.

Ken Williams

Ken Williams m’a répondu ! Vous vous rendez compte ! Et donc, cette version française, dont on ne soupçonnait pas l’existence, est en fait passée par Sierra : quelqu’un (peut-être leur distributeur, qui à l’époque était Sonotec, selon Antoine Vignau de Brutal Deluxe) leur a envoyé le texte en français et ils l’ont mis dans le jeu. C’est donc une version quasi-officielle !

Mais par contre, il nous faut redescendre sur Terre… rien ne nous dit que la version faite par Sierra est bien l’image disque dumpée par Emmanuel Da Piedade ! Si ça se trouve, il y a plusieurs traductions dont une faite par des amateurs… Il faut être rigoureux dans notre démarche d’archéologue vidéoludique.

Tout est flou et à nuancer, mais en tout cas : Softporn Adventure a été traduit en français par Sierra (je n’ai pas d’indication d’années — hé, si je pouvais poser un nombre illimité de questions à Ken Williams, je le ferais, hein), potentiellement sous le nom Aventures insolites, et on a potentiellement la bonne image disque. C’est déjà pas mal, comme résultat, pour nos fouilles !

Épilogue

Le rapport de l’Université du Delaware qui parle de « La Grande Aventure » et « Mystery House VF » (dont on a parlé dans les articles correspondants), mentionne à la fin : « Mystery House, par On-Line Systems. Deux autres jeux sont également disponibles. » On est alors en 1983 ; On-Line a déjà sorti une demi-douzaine de jeux, et j’en déduis donc que le rapport veut dire « deux autres jeux comme Mystery House VF, c’est-à-dire en français, sont disponibles ». Qui sont les autres ? Comptent-ils Softporn ?

On trouve sans doute la réponse dans un catalogue pour la compagnie québécoise Computerre à l’été 82, dans lequel on trouve, à la même page que Maison Mystère, deux autres jeux : Le sorcier et la princesse, une traduction de Hi-Res Adventure #2 (The Wizard and the Princess), mais aussi Mission: Astéroïde, qui est une traduction de Hi-Res Adventure #0, un titre paru après Mystery House et qui servait d’introduction au genre. (Pendant des mois, je n’avais pas réalisé que c’était un titre d’On-Line Systems, car le titre fait plus « jeu d’arcade » que « jeu d’aventure » — merci Threepwang de me l’avoir dit !)

Page du catalogue Computerre montrant les jeux Le Sorcier et la princesse, Mission: Astéroïde et Maison Mystère.

De ce que j’ai pu trouver, c’est la seule mention de ces deux jeux ; aucune autre trace n’existe sur l’Internet ! Et bien sûr, pas d’image disque, même en cherchant partout et en demandant à des archivistes spécialisés dans l’Apple II… Ce sont deux jeux perdus, et j’espère qu’ils reviendront un jour ! Prévenez-moi si vous trouvez quelque chose !