Que ce soit lors de votre première visite sur ce site, ou plus tard, vous vous êtes peut-être déjà posés la question : « Mais au fait, c’est quoi une fiction interactive ? »

C’est une très bonne question, et ça n’est pas évident d’y répondre de façon simple ; alors l’article de cette semaine va tenter de répondre à cette question et raconter un peu l’évolution du terme.

Le terme « fiction interactive »

Si on y réfléchit bien, le terme « fiction interactive » est plutôt large : ça serait toute œuvre de fiction avec de l’interactivité ? Donc tous les jeux vidéo, a priori. Et puis les livres dont vous êtes le héros aussi, les films interactifs, les films avec vote comme au Futuroscope, les pièces de théâtre où le public vote pour savoir qui est le meurtrier, les matchs d’impro, le théâtre de rue, les escape games, les jeux de société avec construction d’histoire, les jeux de rôle, et on en oublie… Et en fait, en y regardant de plus près et en rencontrant les gens, on s’aperçoit que les problématiques de ces différents domaines se recoupent et se croisent : beaucoup d’amateurs et de créateurs de F.I. s’intéressent aussi à un ou plusieurs des domaines ci-dessus !

Mais bien entendu, « fiction interactive » a un sens un peu plus précis que ça. Il me semble que le terme n’existait pas en français dans les années 80 ; en fait, j’oserais même avancer que ce terme a été inventé à la fin des années 90 par ceux qui ont lancé la communauté francophone. Et comme certains d’entre eux sont encore sur notre forum, oui oui, allons-y gaiement, nous revendiquons la paternité du terme !

En fait, le terme « interactive fiction » a été (je crois) créé et utilisé en premier par Infocom, entreprise américaine qui a eu énormément de succès là-bas dans les années 80 avec leurs jeux entièrement textuels (et entièrement en anglais) où il fallait taper des commandes au clavier pour avancer. C’était le terme marketing pour que leurs jeux aient une aura un peu plus sérieuse ; comme leurs jeux sont ceux qui ont été le plus vendus, leur appellation est restée. En France on disait plus volontiers « aventure en mode texte » (comme les anglophones disent parfois « text adventures ») ou « jeu textuel » ; mais la communauté actuelle s’est créée vers l’an 2000, inspirée par ce que les anglophones faisaient, et a donc tout simplement traduit le terme que les anglophones utilisaient, c’est-à-dire « interactive fiction », traduit par « fiction interactive ».

Le jeu “Planetfall” d’Infocom (1983)

Le sens historique

Ainsi la façon dont on a tendance à utiliser le terme « fiction interactive » en français est très similaire à ce qu’il y a derrière « interactive fiction » en anglais. Traditionnellement, c’est-à-dire jusqu’aux années 2010, le terme faisait référence à un type de jeux très précis : un jeu basé essentiellement sur le texte, où l’on entre les commandes au clavier. Celles d’Infocom n’avaient aucune image, et la tradition prédominante dans le monde anglophone a longtemps été celle des jeux en texte pur (pas de mise en page, par exemple). Certains jeux avaient moins de texte et plus d’images (mais toujours des commandes au clavier, comme chez Sierra), et petit à petit se sont détournés du texte et du clavier : c’est ce que l’on a appelé « jeu d’aventure » puis « jeu point-and-click ».

“King’s Quest IV” (1988) de Sierra, considéré comme un jeu d’aventure et non comme une fiction interactive

Notre communauté s’étant formée en regardant chez les anglophones, la majorité des jeux ici sont également en texte pur — même si depuis quelques années les jeux commencent à avoir des présentations graphiques plus recherchées, comme en témoignent les jeux des deux dernières éditions du concours par exemple. Ceci étant, il est à noter qu’il n’y a jamais eu d’équivalent d’Infocom en français — c’est-à-dire aucun jeu basé sur du texte pur : tous les jeux textuels des années 80 avaient des images ! Cependant, notre communauté ne s’est pas vraiment formée avec cette tradition et cet héritage, si bien que la fiction interactive francophone est encore largement sans images. (Si l’histoire des jeux textuels et fictions interactives en français vous intéresse, je vous renvoie sans vergogne à un article que j’ai écrit il y a quelques années sur le sujet !)

À noter que la situation est différente par exemple en espagnol. Vers la fin des années 80 l’éditeur espagnol Dinamic rencontra un énorme succès avec leurs jeux textuels publiés sous le label Aventuras Dinamicas ; au contraire d’Infocom, tous leurs jeux avaient des images. La communauté hispanophone s’est formée principalement autour de ces jeux, avec le Club d’Aventuras Dinamicas (CAAD, le site majeur de fiction interactive en espagnol) ; de sorte que les jeux espagnols ont souvent eu un aspect graphique très recherché et beaucoup d’images, puisqu’ils se réclament de cet héritage.

“Transilvania Corruption” (2009), jeu espagnol très joli !

Une dernière précision pour finir : tous ces jeux se jouant en tapant les commandes au clavier sont dits « jeux à parser » ou « jeux à analyseur syntaxique », faisant référence à la partie du programme qui analyse la commande tapée par le joueur et essaie de la comprendre — une partie cruciale du jeu, puisque si le parser est de mauvaise qualité, le jeu devient vite très frustrant !

Le sens moderne

Quelque chose changea au tournant des années 2010 : l’arrivée, et l’explosion, de Twine, ce logiciel très intuitif pour créer des jeux à choix multiples et les exporter en HTML pour y jouer en ligne. L’outil eut une popularité extraordinaire, porté notamment par la communauté LGBTQ+, qui (à la suite d’Anna Anthropy et de Porpentine) y vit un outil intéressant et accessible pour raconter leurs propres histoires ; mais la popularité de l’outil s’étend au-delà de cette communauté, et la variété des jeux en Twine est très grande.

Notons qu’il y eut également quelques autres outils qui parurent à la même époque, comme ChoiceScript et Undum. Bref, en 2010-2011, les outils de création de jeux à embranchements étaient là, faciles et utilisables, et de très bons jeux faits avec ces outils commencèrent à sortir.

C’est alors (progressivement, hein) que la définition de « fiction interactive » commença à s’élargir un peu pour inclure ces jeux à choix multiples. Pourquoi ont-ils été inclus ? Pour de nombreuses (bonnes) raisons. Tout d’abord, l’évidence : les jeux à parser et ceux à choix multiples sont tous les deux composés à 99% de texte, avec un accent sur la narration et le joueur comme moteur, donc il y a beaucoup de points communs. De plus, les jeux à embranchements se rapprochent beaucoup des livres dont vous êtes le héros, qui sont une influence historique importante ; beaucoup d’auteurs de FI à parser sont également amateurs de LDVELH, et donc de leur version numérique. Les choix multiples étaient aussi déjà fréquemment utilisés dans les jeux à parser, notamment pour les dialogues. Il y a aussi le fait que le créateur de Twine, Chris Klimas, a commencé par le parser (et était donc dans la communauté historique de la FI anglophone) ; et que des figures historiques du parser anglophone (Emily Short, Andrew Plotkin, Jon Ingold) ont très vite écrit leurs propres jeux à embranchement. Bref, il semble logique que ce nouveau genre soit regroupé sous le terme de « fiction interactive ».

Bon, j’avoue : le paragraphe suivant ne reflète pas du tout la réalité historique. À l’heure actuelle, personne ne remet en question cette inclusion et la plupart des gens en sont très contents. Mais en vrai, chez les anglophones il y a eu beaucoup, beaucoup de débats et d’injures dirigées vers Twine, pendant des années : les « nouveaux venus » faisaient des trucs « qui n’étaient pas des vrais jeux », « pas vraiment interactifs », et allaient « détruire le parser et la communauté de la fiction interactive ». Certains membres relativement actifs/historiques ont eu des comportements hostiles et agressifs, et certains ont été bannis du forum principal de la FI anglophone ; certains nouveaux répondaient essentiellement « allez vous faire voir avec vos vieux jeux, on ne vous doit rien ». Mathbrush donne quelques détails dans son histoire de l’IFComp 2011 et 2012.

Chez nous les francophones on n’a pas eu ce problème… Il faut dire qu’il n’y a pas forcément de communauté Twine très développée, et beaucoup de nos auteurs historiques se sont mis naturellement et progressivement à utiliser des choix multiples en voyant tout ce qu’on pouvait faire avec !

Le futur du terme

Les jeux, les genres et les interfaces de demain sont encore à inventer, donc il est difficile de dire en quoi le terme va évoluer. Tout au plus, on peut noter que, à mesure que le genre se développe et joue avec les conventions, les frontières sont repoussées ; un jeu comme Her Story, par exemple, avec une interface de recherche par mots-clé et des heures de vidéo, est parfois considéré comme de la fiction interactive. On voit même parfois le terme être utilisé pour des jeux comme The Walking Dead ou Life Is Strange, alors que les mécanismes de jeu et l’aspect graphique sont très différents de ce qu’on entend habituellement par FI ; le terme qui semble actuellement se dégager pour des jeux avec graphismes mais mettant tout de même l’accent sur l’histoire est plutôt « jeu narratif » (narrative game / story-based game). L’avenir nous dira comment tout ceci évoluera !

Dans quinze jours, je vous proposerai un article pour vous y retrouver dans la jungle des termes qui se rapportent aux fictions interactives, et quelles peuvent être les différences et les subtilités. À très vite !