Cela faisait bien longtemps qu’on ne vous avait pas proposé de notes de lecture/visionnage, alors on profite des conférences du NarraScope 2023 pour remettre le pied à l’étrier. Au programme du jour Narrative Design in the Age of Twitch, par Stacey Mason. La conférence est en anglais, et malheureusement, le son n’est pas au top, mais n’hésitez pas à vous y référer quand vous souhaitez plus de détails. Dans la suite de l’article, les liens terminés par un timestamp de la forme (0:00) renvoient à un instant de la vidéo, les liens terminés par (en) à des pages en anglais.

Stacey Mason est narrative designer de carrière, et consultante en design narratif innovant. Elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Université de Californie à Santa Cruz en 2021, sur la Réactivité des systèmes narratifs (en). Elle possède aussi une chaîne Twitch sur laquelle elle anime des lives dédiés au design narratif.

La conférence a été écrite pour un public de narrative designers, pas forcément familiers avec Twitch. Elle vise à comprendre la relative impopularité des jeux narratifs sur la plateforme, identifie trois grands soucis qui limitent cette popularité, et propose des solutions à chacun de ces problèmes. Elle se termine par quelques suggestions pour aider les créateurs de jeux narratifs et la communauté autour des fictions interactives à améliorer leur visibilité sur Twitch.

À propos de Twitch (5:03)

De nos jours, le streaming fait partie intégrante de la promotion d’un jeu vidéo, des indépendants aux AAA. Twitch est aujourd’hui la plateforme dominante, et peut faire la différence entre un jeu resté inconnu et un énorme succès. De nombreuses autres plateformes proposent des diffusions en live, donc même si Twitch tombe, il y a des chances que le streaming garde une place importante. Les énormes streamers restent une infime minorité et en ont fait leur profession, pour les convaincre de tester un jeu, le plus simple reste de les rémunérer directement. Les techniques discutées dans la vidéo concernent plutôt la conception des jeux narratifs, et visent à les rendre plus attractifs pour tous les streamers.

À l’heure actuelle, les jeux qui fonctionnent le mieux sur Twitch n’ont pas de composante narrative très forte, et la plupart reposent sur du multijoueur compétitif (League of Legends, Fortnite, Counter Strike, etc.). C’est un problème non seulement pour la promotion des jeux narratifs pris individuellement, mais cela restreint aussi la perception que les spectateurs de Twitch ont du jeu vidéo. Cette relative absence de médiatisation peut aussi jouer sur le financement de futurs jeux narratifs par les éditeurs.

L’idée que les jeux narratifs “ne fonctionnent pas” auprès des spectateurs est assez ancrée chez les streamers. Pour ceux qui essayent d’en vivre sans avoir une assise solide, et qui ressentent le besoin de faire grandir leur audience, cela peut les détourner des jeux narratifs.

Pourquoi les jeux narratifs ne sont-ils pas streamables ? Quelles solutions apporter ?

Stacey Mason explore d’abord trois grands problèmes liés au streaming des jeux narratifs, et apporte des pistes d’amélioration à chacun dans un second temps. Je vais pour ma part présenter les solutions directement après le problème correspondant, cette partie de l’article ne suit donc pas exactement la chronologie de la vidéo.

Les spectateurs “de passage”

Problème (11:36)

Pour faire grandir une chaîne Twitch, il est recommandé (par Twitch lui-même et par les streamers déjà établis) de s’astreindre à des sessions de streaming longues (au moins deux heures, idéalement plutôt quatre ou cinq) et fréquentes (au moins trois fois par semaine). La plupart des spectateurs ne pourront donc pas suivre tous les lives, ni sur toute leur durée. Dans le cadre de jeux où la composante narrative est importante, cela pose rapidement des difficultés : comment comprendre l’histoire quand on arrive en cours de route ou qu’on en manque de gros morceaux ?

Solutions (15:42)

Ce problème est assez vieux, il a été rencontré par les séries télévisées feuilletonnantes, qui ont adopté le montage “précédemment dans…” en début d’épisode par exemple. Plus une intrigue à suivre est longue, plus le problème est important. La plupart des solutions proposées par Stacey Mason jouent donc sur cette longueur.

  • Écrire des jeux très courts : de nombreux jeux narratifs sont simplement très courts, et peuvent être terminés en une seule session (ex : Dear Esther, A Short Hike, The Beginner’s Guide…).
  • Adopter une structure qui boucle : certains jeux plus longs ont recours à des boucles, elles-mêmes assez courtes, dans lesquelles est dispersée la narration (ex : Overboard (en), Outer Wilds, Hades…). Un spectateur qui arrive en cours de route peut ainsi être rassuré : une nouvelle boucle va bientôt commencer, il ne restera pas sur la touche très longtemps. Les boucles donnent aussi des points de cassure pratiques pour quitter le stream (côté spectateur) ou y mettre fin (côté streamer).
  • Tirer profit d’une narration “en vignettes” : certains jeux se constituent en longue campagnes au cours desquelles se succèdent des vignettes, plus courtes, relativement indépendantes, qui correspondent chacune à un évènement important. Quelqu’un qui arrive en cours de route peut comprendre l’affaire en cours sans avoir besoin d’être au courant de tout ce qu’il s’est passé auparavant (ex : Frostpunk, Fallen London, Crusader Kings III…).
  • Laisser tomber l’intrigue : sans intrigue à suivre, plus de problème ! Créer un jeu très absurde, dans lequel les évènements se succèdent non sequitur permet de contourner le problème avec humour (ex : Tux and Fanny (en)).

La peur des spoilers

Problème (12:37)

Beaucoup de joueurs ont peur des spoilers, et vont donc éviter les streams des jeux qui les intéressent tant qu’ils ne l’ont pas fini. En réaction, les streamers risquent d’abandonner un jeu qui semble n’intéresser personne. C’est un problème qui se résout de lui-même pour les jeux extrêmement populaires (tout le monde y a déjà joué) et ceux qui ne le sont pas du tout (personne n’a assez envie d’y jouer pour éviter les spoilers), mais qui se présente dans les autres cas.

Solutions (24:29)

Il est impossible pour un créateur de totalement maîtriser cet aspect, lié à l’affect des potentiels joueurs. Cependant, plus la structure d’un jeu est, ou paraît être, linéaire, plus le souci est important. En cassant l’impression de linéarité, on peut donc rassurer les joueurs, qui n’auront plus l’illusion de ne plus rien avoir à découvrir par eux mêmes après avoir regardé quelqu’un jouer. Stacey Mason donne quelques axes de réflexion :

  • Agrandir l’espace des possibilités : cela peut se faire en introduisant des éléments de simulation, de la narration procédurale, mais aussi simplement en proposant plusieurs stratégies pour résoudre un même problème. (ex: Disco Elysium) Si ces éléments sont apparents, un spectateur pourra avoir envie de tester lui-même des approches différentes de celles observées en live. Un joueur, quant à lui, sera peut-être tenté d’aller voir quelqu’un d’autre jouer après avoir fini sa partie pour découvrir ce qu’il a manqué.
  • Rendre distinctes l’expérience du joueur et celle du spectateur : cela se produit naturellement pour les jeux de combat, entre autres. Pas d’exemples de jeux narratifs proposés.
  • Inciter à jouer un rôle, à s’investir en dehors du jeu lui-même : les jeux qui incitent à mettre de soi-même, à s’investir personnellement, ont des chances de proposer une expérience différente à chacun (ex: With Those We Love Alive (en), au cours duquel on est invité à dessiner sur son propre corps).
  • S’assurer que le contenu est intéressant à revisiter : ce point est articulé autour de l’exemple d’Outer Wilds, un jeu dont la progression repose uniquement sur les connaissances que le joueur acquiert sur l’univers fictif. Toute information sur le jeu est un potentiel spoiler, et rejouer au jeu ne rendra jamais la même expérience que la première fois. Ça le rend, en théorie, instreamable, mais il y a une niche de spectateurs dédiés de Outer Wilds sur Twitch. Ils ont pour la plupart déjà terminé le jeu, et cherchent à revivre les émotions de leur première partie par procuration en regardant d’autres le découvrir pour la première fois.

Le souci du désinvestissement

Problème (13:31)

Certains médias sont interactifs (c’est le cas du jeu vidéo), d’autres peuvent être consommés plus passivement (c’est le cas des séries TV, de la musique, des romans), ce qui peut aller, quelques fois, jusqu’à un désinvestissement total, où on les apprécie uniquement “en fond” pendant qu’on est occupé à autre chose (la vaisselle, le repassage). Si un streamer interagit activement avec le jeu en cours, l’investissement des spectateurs à tendance à fluctuer, de très actifs (ceux qui échafaudent des théories, répondent aux questions dans le chat) à très inactifs (quand ils laissent le stream ouvert dans un onglet en faisant tout à fait autre chose). Les spectateurs risquent de passer à côté de l’intérêt du jeu s’ils sont trop désinvestis, et côté streamer, avoir un public actif avec qui interagir est plus agréable.

Solutions (31:12)

Stacey Mason rappelle un certain nombre d’astuces, plus ou moins faciles à mettre en œuvre techniquement, qui contribuent à investir les spectateurs et les encourage à prendre part à l’expérience plus activement :

  • Proposer de renommer des personnages : c’est assez simple et redoutablement efficace. Pour les jeux qui font intervenir une équipe ou un groupe assez large, donner la possibilité de renommer chacun des membres permet aux streamers de “récompenser” les spectateurs les plus assidus en les laissant choisir le nom d’un personnage, ou en le nommant d’après eux. Ils ont aussi des chances d’êtres plus investis dans le devenir de “leur” personnage à l’avenir (ex : The Oregon Trail (2021) (en)).
  • Susciter des émotions fortes : c’est sans doute plus facile à dire qu’à faire, mais ça fonctionne toujours. Certains genres comme l’horreur sont propices à éveiller des réactions fortes chez le joueur qui sont amusantes pour les spectateurs, mais cela vaut aussi pour les jeux qui réussissent à tirer une larmichette par exemple.
  • Rendre les échecs et/ou les morts amusantes : c’est sans doute ce qui a contribué au succès d’Among Us sur Twitch, même quand on ne joue pas, on peut rire de l’échec du streamer.
  • Faire intervenir les joueurs directement : un certain nombre de jeux sortent maintenant avec une intégration Twitch, qui permet aux spectateurs d’avoir un effet direct sur le jeu. Cela peut se faire par le biais de votes ou de rôles asymétriques (ex : Detroit Become Human, King of the Castle (2023) (en), Cult of the Lamb…).

Dernières suggestions (38:29)

Pour les créateurs

Proposer des options d’accessibilité sera toujours apprécié (choix de résolution, sous-titres, mélangeurs de volume, idéalement séparés pour les voix, la musique et les effets sonores). S’assurer qu’il est possible de passer le jeu en pause est important. Certains streamers font apparaître leur webcam dans un coin de l’écran, laisser un espace libre, sans éléments nécessaire à la compréhension du jeu leur facilitera la tâche.

Pour le référencement du jeu, deux choses sont importantes : qu’il soit inclus dans l’IGDB (en), qui se veut l’équivalent jeu vidéo d’IMDb, et qui est utilisé par Twitch pour récupérer les titres et couvertures des jeux et qu’on puisse facilement trouver sa durée, par exemple sur How Long To Beat (en).

Si un jeu ne figure pas sur l’IGDB, il ne figurera pas dans la liste des jeux pris en compte par Twitch, et les streamers devront choisir une catégorie plus générale. Ça peut être un inconvénient : les spectateurs ne pourront pas chercher des streams de ce jeu en particulier ; ça peut aussi être un avantage : pour un jeu très méconnu, il y a peu de chances que des gens cherchent à le voir en particulier, alors que des spectateurs intéressés par la catégorie plus générale à laquelle il appartient pourraient tomber dessus par hasard si c’est celle qui est affichée.

Pour ce qui est d’How Long To Beat, c’est utile pour beaucoup de streamers d’avoir une idée à l’avance de la durée d’un jeu, surtout s’il est narratif, pour savoir combien de temps ça risque de les occuper. S’ils ne trouvent pas l’information, certains peuvent renoncer à y jouer, et How Long To Beat sert de ressource de référence pour cela.

Pour la communauté

Stacey Mason donne quelques pistes pour la communauté qui permettraient d’accroître la visibilité de la fiction interactive en tant que genre sur la plateforme : demander la création d’une catégorie “Fiction Interactive” qui éviterait de devoir se contenter de “Retro” ou “Discussion”, plus généraux, ajouter des jeux de l’IFDB sur l’IGDB et How Long to Beat, s’ils sont susceptibles d’être recherchés par les spectateurs, et créer une équipe Twitch de streamers intéressés par les jeux narratifs.

Conclusion

La vidéo s’achève par une session de questions-réponses (43:55) que je vous laisse découvrir directement en vidéo. Une bonne partie des conseils donnés sont certainement plus applicables pour des jeux narratifs commerciaux, qui disposent de moyens techniques et financiers suffisants pour les mettre en œuvre, mais même si vous créez des fictions interactives plus modestes en amateur, j’espère que ça vous a intéressé.

Une partie des idées s’applique très bien même à petite échelle et peut rendre la vie plus facile à ceux qui streament les FI de la communauté (et souvent même à tous ceux qui découvrent vos œuvres). C’est notamment le cas des jeux du Concours Annuel, donc si certaines des suggestions vous semblent applicables à votre future participation, n’hésitez pas. Sans aller jusqu’à How Long To Beat, itch.io vous propose d’indiquer la durée estimée de votre jeu directement sur sa page, n’hésitez pas à remplir cette petite case. Pour les chanceux qui utilisent Moiki et son social club, l’estimation est calculée automatiquement. En ce qui concerne les options d’accessibilité suggérées dans la dernière partie, vous y êtes sans doute presque sans même le faire exprès. Enfin, pour les suggestions qui concernent la structure même de la narration, peut-être cela vous aura donné des idées, qui sait ?