[I] doesn’t exist – a modern text adventure, est un jeu sorti en octobre 2023, développé par LUAL Games, un studio indépendant basé en Suisse, crée par le duo Anna-Lena Pontet (programmation) et Luzia Hüttenmoser (direction artistique).

A l’origine, [I] doesn’t exist est leur projet de licence au sein de l’Event Horizon School de Zurich. Suite aux retours positifs que le prototype suscite autour d’elles, elles décident d’en pousser le développement. Dans leur Kickstarter1 elles font une promesse audacieuse… ce sera une aventure textuelle, mais en mieux, grâce aux améliorations suivantes :

  • Alléger les textes en illustrant les actions via des animations en pixel art 
  • Insuffler plus de vie et d’interactivité via une IA conversationnelle 
  • Moderniser les thématiques habituellement abordées dans les jeux textuels classiques

Alors forcément, on s’est bien senti obligé de jeter un œil ou deux à ce projet. Plutôt que d’analyser le jeu en suivant son déroulé chronologique, je vais tenter une analyse plus transversale, on passera donc en revue point par point leur plan en trois actes pour révolutionner la FI.

(Cette critique aborde le jeu dans son ensemble et contient quelques spoilers mineurs)

>/Art Design À fond la forme !

L’écran est scindé en deux, la partie haute de l’écran sert d’illustration à la partie basse qui accueille le texte. L’esthétique est chouette, avec une palette graphique qui respecte les canons des jeux rétros (pas plus de 8 couleurs), et des animations en pixel art réussies.

Grâce aux commandes textuelles, on contrôle un personnage dont les objectifs ne sont pas plus définis que ses traits, on évolue au sein d’une forêt vaguement enchantée dans laquelle se trouvent des éléments absurdes posés le long de notre chemin : un jukebox, un distributeur automatique, une douche…

Le seul être avec lequel on puisse interagir est un petit champignon qui donne des conseils si on est bloqué. Il nous explique qu’on doit ouvrir un coffre, qui contient une clé, qui permet d’ouvrir une porte. Et c’est tout. À ce moment du jeu, on se dit qu’on nous jettera quelques miettes de narration à picorer un peu plus tard. 

Des nappes de claviers et quelques mélodies contemplatives sont contrebalancées par des tonalités dissonantes et des chœurs lointains, qui apportent de l’étrangeté à une atmosphère de début de jeu en apparence sereine. Le fait que la bande-son soit générée procéduralement n’apporte pas grand chose au ressenti général mais le sound design est assez chouette et sert avantageusement l’ambiance du jeu.

Ce premier acte est ni plus ni moins qu’un puzzle relativement simple. Il y a un tas de bois. Il y a un feu de camp éteint pas loin. On trouve des allumettes. On peut assez facilement faire le lien entre les éléments, et il faut une vingtaine de minutes pour arriver à bout de tout ça. 

Sans rentrer dans les détails si vous avez envie de tester, d’un coup tout bascule. L’esthétique change, les couleurs chaudes passent en vert et noir, c’est vraiment très joli et beaucoup plus inquiétant. On a même un passage de l’interface 2D au défilement latéral à un environnement 3D à part entière, qui est excellent, et qui débouche sur un labyrinthe en vue à la première personne – sans l’ombre d’un doute un hommage à l’un des niveaux de The Beginner’s Guide au vu de la mécanique narrative employée.

Ces choix esthétiques sont sensés servir un pari, formulé ainsi par les créatrices : 

« Une règle de conception primordiale que nous avons établie pour [I] doesn’t exist est d’éviter les murs de textes. Dans beaucoup d’aventures textuelles, l’écran est envahi par de longs paragraphes. Nous trouvons cela très ennuyeux et nous nous surprenons parfois à sauter des parties entières de l’histoire, ce qui est dommage. »

Pourtant, dans ce jeu, du texte à manger, il y en a, et pas que du bon ! Voyons de plus près comment ça se passe du côté inférieur de l’écran.

>/Game Design – Le triomphe de l’IA ?

La mécanique de jeu majeure c’est l’intégration d’une IA conversationnelle type ChatGPT afin «  d’interpréter un large éventail d’émotions et d’intentions à partir des entrées du joueur, libérant ainsi l’expérience de jeu des commandes prédéterminées. [I] Doesn’t Exist utilise un processeur de langage naturel (NLP) pour offrir des interactions plus significatives avec le jeu. »

Durant le chargement du jeu on a une succession de phrases qui sont autant de promesses d’une technologie supérieure : optimisation de la reconnaissance de structure, préparation des blocs linguistiques, génération des émotions de l’IA, chargement du modèle de langage…

On nous explique qu’on devra utiliser les formulations simples verbe + nom (par exemple ouvrir porte). Surprenant au vu des ambitions évoquées un peu plus haut mais on se dit que le jeu gagnera probablement en complexité au fur et à mesure de la progression.

Je me détends, je commence le tuto et…

On me dit littéralement « essaie de REGARDER le COFFRE », je regarde le coffre, et l’objet coffre n’existe pas… je me dis que c’est une sorte de blague auto-référentielle, en rapport avec le titre du jeu, je parviens à m’extirper du tuto, et dès la sortie…

Je souffle un coup, j’abandonne tout désir d’interaction avec ce coffre de Schrödinger qui existe sans exister, et je me dis que je vais faire un tour, parce que ça devrait être simple de se déplacer… pas vrai ?

On en apprend un peu plus sur la posture politique des autrices (ou au moins du traducteur) : un monde dans lequel on peut aller uniquement à gauche et jamais à droite. Dans le cadre du débat démocratique c’est une posture discutable, dans celui d’un jeu en 2D ça rend les choses très compliquées.

La traduction française est catastrophique, les phrases sont mal tournées, les trois-quarts des commandes ne sont pas comprises. Je me demande comment on peut traduire un jeu et ne pas s’assurer qu’une action aussi basique que se déplacer à droite soit fonctionnelle avant sa sortie ? À ce moment, je suis à deux doigts de tout abandonner, supprimer le jeu, demander un remboursement, profiter de ces quelques heures gagnées pour faire une promenade avec mes ânes.

Mais je ne pouvais pas revenir les mains vides.

J’ai imaginé la déception de CrocMiam, la moue dubitative de Natrium729, le mépris de smwhr, le désespoir de Tristan, l’incompréhension de hlabrande, la rage destructrice de filiaa. J’avais fait le serment de tester ce jeu, et d’en faire une review, alors je me suis résolu à passer le jeu en anglais, pour enfin pouvoir aller à droite.

  • Prendre inspiration
  • Boire chocolat
  • Paramétrer langue
  • Résoudre Puzzle
  • Récupérer clé
  • Ouvrir porte

On passe donc à l’Acte II : le personnage refuse de nous obéir. C’est là que c’est censé devenir intéressant, on peut communiquer pour du vrai, avec de vraies phrases, de vraies questions comme de vrais humains… hélas d’un point de vue technique, c’est pas convaincant du tout. 

L’intelligence artificielle interprète mal la moitié des phrases, ce qu’on écrit conduit à des conséquences absurdes ou qui sont le contraire de ce qu’on aurait voulu, et parfois simplement rien ne se passe et on nous demande de reformuler. Si l’IA est sensée évoluer et apprendre avec le temps, je la soupçonne d’avoir loupé pas mal de cours presque un mois après sa sortie. Peut-être qu’il s’agit d’une IA avec des troubles de l’attention, qui laisse son esprit vagabonder pendant l’école et qui n’attend qu’une chose : rentrer vite à la maison pour prendre son goûter devant Dragon Ball Z.

Qu’on pose des questions ou qu’on affirme des positions, on a des réponses vagues, à côté de la plaque ou juste scriptées. Je me suis demandé si j’étais le seul à ressentir cette étrangeté, alors j’ai lu d’autres reviews, et je citerai notamment celle de Cory Clark, critique de jeu vidéo pour heypoorplayer :

« Il y a eu trop de fois où j’ai balancé des phrases aléatoires dans la ligne de commande parce que je n’avais plus aucune idée de la façon d’interagir avec cette entité humanoïde. Le problème ici est la déconnexion qui peut se produire en laissant des phrases ouvertes. Il y a eu beaucoup de moments où le choc et l’horreur se sont estompés parce que j’essayais de trouver ce que j’étais censé dire pour progresser. »2

Jusqu’ici on a surtout abordé le langage en tant que technologie et en tant que mécanique de jeu, mais au final, qu’est-ce qu’il raconte ce jeu ?

>/ Narrative Design – philo niveau première

Toujours sur le Kickstarter : « Nous avons également modernisé les thèmes (des aventures textuelles) – au lieu de tuer des chauves-souris dans une grotte, vous explorez maintenant les thèmes de l’isolement, de la santé mentale et du contrôle. Quel degré de contrôle est bon pour vous ? Ce n’est pas seulement une question que nous posons dans le jeu, mais une question que l’avatar se pose à lui-même. »

Ignorons le mépris avec lequel sont considérées les aventures textuelles antérieures, et le fait que les sujets tels que la dépression ou les considérations existentielles sont abordées de manière récurrente dans les fictions interactives dès les années 80, et concentrons-nous plutôt sur l’aspect narratif de ce jeu. 

On a trois protagonistes : l’avatar, un humanoïde qui refuse de répondre à nos commandes parce qu’il est en pleine crise existentielle, le champignon, sorte de métaphore paternaliste de la société qui veut rétablir le cours normal du jeu, et nous, le joueur, à une place ambiguë de spectateur-médiateur-tout-puissant-mais-pas-tant-que-ça. 

Après qu’il a refusé d’obéir, on ne sait pas vraiment comment rassurer notre petit humanoïde : il peut très vite se mettre en colère, se vexer, refuser de continuer la conversation. On pourrait justifier que c’est une manière cohérente d’imaginer une discussion avec quelqu’un qui est en détresse émotionnelle, pourtant le vernis s’écaille bien vite, et on a plutôt l’impression que ces sautes d’humeur sont des astuces utilisées par le moteur de jeu pour dire au joueur de manière diégétique « je n’ai pas compris la commande, essayez autre chose », d’autant plus que, quoiqu’on dise, on n’en saisit pas vraiment les répercussions. Il existe des embranchements et plusieurs fins possibles, mais je n’ai jamais su ce qui avait eut un impact sur l’histoire, et franchement, je n’ai pas eu l’énergie de relancer le jeu pour y remédier.

Diagramme joint dans le Kickstarter de [I] doesn’t exist

De manière générale, ce qui ne fonctionne pas, c’est qu’on nous demande de résoudre des questions philosophiques complexes dans un monde trop abstrait. On ne peut réfléchir au sens de la vie, ou à la notion de libre arbitre que si on les ancre dans des réalités concrètes, dans des histoires sociales ou affectives. À cause du manque d’épaisseur du lore, on ne peut pas en saisir pleinement les enjeux. Est-ce que ce personnage humanoïde est le seul de son espèce ? Que signifie vivre quand on a conscience de n’être qu’un amas de pixel ?

Loin de moi l’idée de tourner en ridicule la souffrance psychique évoquée par le personnage principal mais je n’ai simplement pas été touché par la manière dont cette thématique est traitée dans le jeu. À mes yeux, la narration de [I] doesn’t exist est une suite de spéculations pseudo-philosophiques grossièrement méta, le tout enrobé dans un dialogue de sourds.

>/ [Hype] doesn’t exist – À fond la forme / Informe le fond

Miles Thompson, critique pour le site fingerguns n’est pas de mon avis, il encense le jeu sur plusieurs pages et lui attribue même la note de 9/10. Il termine son élogieuse review ainsi  : 

«D’après moi, la citation de Socrate « la vie sans expérience et sans souffrance n’est pas la vie » résume parfaitement le message porté par [I] Doesn’t Exist. Mais ce qui est important, c’est qu’il s’agit d’une interprétation purement personnelle et que vous pouvez en tirer quelque chose de totalement différent.»3

Après 3 heures d’un jeu à l’intrigue absente, à la traduction lamentable et aux promesses technologiques qui ne sont au final que des effets d’annonce, je ne peux qu’abonder dans le sens de Socrate : [I] Doesn’t Exist est une forme de souffrance.

Je ne m’attendais à rien et je suis quand même déçu.

Dewey

[I] Doesn’t Exist n’offre pas grand chose de spécial. L’utilisation de l’IA pour raconter une histoire non-linéaire est un concept en apparence intéressant, mais les conversations qui sont générées sont vagues, peu utiles, et ne racontent pas grand chose. Jetez-y un coup d’œil si vous avez envie d’un gameplay parser rétro, dont on peut souligner la très bonne direction artistique, mais ne vous attendez pas à sortir bouleversés par cette expérience.

I doesn’t exist sur Steam

  1. https://www.kickstarter.com/projects/i-doesnt-exist/i-doesnt-exist-a-modern-text-adventure/ ↩︎
  2. https://www.heypoorplayer.com/2023/10/04/i-doesnt-exist-review-pc/ ↩︎
  3. https://fingerguns.net/games/2023/09/12/i-doesnt-exist-review-pc-kant-exist/ ↩︎