Les histoires linéaires, ce n’est pas sale. Il est évident que les jeux offrant une grande liberté peuvent se montrer fort attirants, mais au final, les films et romans ne savent-ils pas nous fasciner ?

La charrue avant les bœufs : parlons du non-linéaire

De ma propre expérience en tant que joueur, c’est peut-être sur le jeu Elite puis surtout sur sa suite Frontier: Elite II que j’ai découvert les vertiges du « monde ouvert », ces jeux extrêmement popularisés depuis par des compagnies comme Rockstar Games et autres. Je me rappelle avoir tenté d’arriver au bout de la carte d’Elite II (qu’on pouvait faire défiler à loisir sans forcément voyager) et ne comprenais pas comment elle pouvait être aussi gigantesque. Je voyais là à l’époque un miracle puisque même à consacrer un ou deux octets d’information par système, tout ça dépassait allègrement la capacité de stockage de cette pauvre disquette 3,5 pouces de 720 k (et encore, il ne la remplissait même pas). Bon, sans internet, je n’avais pas réinventé de mon côté le concept de génération procédurale. Soit.

Partie de la carte d'Elite II.
Une vague idée de la carte d’Elite II (là ce n’est qu’une petite partie).

J’ai vécu des moments magnifiques sur ce jeu, à exploiter au maximum les missions (là, pour le coup, il était plus clair que ça avait un côté pseudo-aléatoire et qu’il n’y avait pas ou très peu de quêtes scénarisées) pour acheter de meilleurs vaisseaux. Je me rappelle avoir été émerveillé devant un coucher de soleil pixelisé depuis la planète sur laquelle j’avais ENFIN réussi à atterrir avec mon vaisseau Lion pour installer des sondes minières (se poser dans un spatioport était simple, mais sur une planète sauvage, boudiou, j’y avais passé une bonne partie de la nuit).

Capture d'écran d'Elite II, où l'on voit un tableau de bord, une planète et des nuages.
Toujours Elite II. Voilà qui ne nous rajeunit pas =)

Je ne saurais dire combien d’heures j’y ai consacré, mais j’ai néanmoins fini par m’en lasser, forcément. Plus tard, j’ai retrouvé une ambiance un peu équivalente avec l’excellentissime mais moins connu Project Nomad (ou simplement Nomad en version US). Là encore, de l’exploration spatiale à bord d’un vaisseau jeté sur une carte inconnue. Une carte encore conséquente, mais tout de même bien plus réduite que celle d’Elite II. Par contre, ici, un fil conducteur clair (enfin, de plus en plus clair après un flou initial) à suivre et des personnages avec qui discuter et commercer. Plus ou très peu de procédural, juste une grande masse d’information à glaner, d’objets à récupérer, de lieux à visiter. Des combats brefs et sanglants de temps en temps, mais surtout un émerveillement sans fin devant un jeu qui a toujours une petite surprise de plus dans sa manche. Oui, je suis fan ! Je l’ai terminé deux fois à quelques années d’intervalle, et j’y replongerai sans doute un jour.

Même si j’ai beaucoup de respect pour Elite II et que je possède et apprécie Elite Dangerous (sans trop y jouer), Nomad aura toujours ma préférence, tout comme Subnautica a ma préférence sur le superbe et révolutionnaire Minecraft. En effet, si le sentiment de grande liberté m’a parfois marqué lorsqu’il était nouveau dans le paysage vidéo-ludique, il me laisse de plus en plus froid et je suis plus facilement touché par un univers fabriqué par des mains expertes et pourvoyeuses de secrets poétiques (ou sournois).

Pour fréquenter et participer surtout au petit monde du jeu de rôle en ce moment, j’y retrouve en fait les mêmes envies. Si le renouveau du jeu de rôle apporte son lot de règles intéressantes en terme de simplification des jets de dés, de narration moderne et parfois partagée (que j’intègre au cas par cas), je n’apprécie pas énormément ces parties « sans maître de jeu » dans lesquelles une histoire prend forme au gré des ajouts de chacun et chacune. Je vois tout à fait l’intérêt et la beauté que cela peut avoir, j’ai juste besoin personnellement de vivre ou faire vivre la découverte de choses cachées, définies d’avance et qu’il s’agit de grignoter peu à peu.

Pour autant, j’ai passé des heures sur Faster Than Light, et j’apprécie parfois le défi des roguelikes et roguelites, mais le plaisir de ces jeux relève de tout autres mécanismes (répétition, optimisation, gestion du risque, etc.).

Nous venons de poser un premier élément de cet article : tout le monde n’aime pas la liberté absolue. Proposez-moi une fiction interactive procédurale, et je serai émerveillé par ses aspects techniques, pour n’y jouer probablement que quelques minutes. Je suis bien conscient que d’autres embarqueront totalement, mais la mode étant si forte sur cette tendance que je profite juste de ces quelques lignes pour faire entendre l’autre voi(x)(e), plus discrète.

Le sentiment d’appartenance

Autre point, qui résonne d’autant plus que j’écris ces lignes en plein confinement lié à la pandémie de Covid-19 (j’espère que ça ne vous donnera pas des sueurs froides ou une nostalgie excessive si vous lisez ça en 2025) : les jeux à grande liberté génèrent des expériences très différentes d’un utilisateur à l’autre (c’est bien leur but).

Oui, c’est bien. Toutefois…

Parfois on aime à pouvoir partager avec d’autres certains moments forts d’une œuvre qui nous a marqué. En cette période où une bonne partie de la planète partage un nouveau mode de vie imposé, ce sentiment est particulièrement exacerbé. On ne compte plus les journaux consacrés au confinement où chacun, chacune, pourra vouloir se reconnaître (ou pas (ou vraiment pas)).

Avez-vous souvenir d’un jeu, d’un roman, d’un film, à propos duquel vous avez pu vivre des discussions exaltées avec d’autres fans ? Probablement ! Au minimum en ce qui concerne un film ou une série, en général. Lorsque j’étais au collège, j’avançais, sur Another World d’Eric Chahi, en même temps que deux camarades qui jouaient de leur côté. Tous les matins, nous comparions notre progression de la veille, pour commenter ce qu’on venait de vivre, et imaginer des solutions aux nouveaux problèmes qui se posaient. Rien de plus magique 🙂

Capture d'écran d'Another World.
Another World, un bijou qui a été remastérisé il y a quelques années. Profitez-en !

Sur ce point, même si le degré d’ouverture d’un jeu va fortement influencer les partages possibles, il suffit qu’il soit scénarisé pour que des échanges de conseils et d’expériences soient possibles. Sur Subnautica, on peut toujours donner l’emplacement de certaines cavernes, et il est probable que quiconque y a joué a une petite expérience à raconter sur son premier passage en zone morte, surtout si c’est arrivé après avoir construit un premier sous-marin Cyclope (non, ne ressassons pas).

Souvent, en fait (ce n’est pas le cas pour des jeux comme Elite II, mais ils restent exceptionnels), on constate que l’histoire, même si elle est légère, dispose de goulots d’étranglements scénaristiques, au travers desquels tout le monde va passer. Un jeu comme The Forest, que j’ai déjà évoqué dans un article consacré aux dilemmes et aux conclusions de jeux interactifs, est axé essentiellement sur la survie, mais il propose une histoire, avec ses objets obligatoires à trouver, ses quelques séquences animées, et son combat de boss final. Idem avec The Long Dark, ou le plus récent Green Hell, d’autres jeux de survie dans lesquels on passe le plus clair de son temps à trouver à manger et à soigner des blessures ou des intoxications alimentaires, tout en avançant de temps en temps sur un bout de scénario que tout le monde vivra de la même façon ou presque.

En plus linéaire, les jeux Telltale proposent des choix forts, avec justement des dilemmes parfois déchirants. Mais même lorsque l’on fait un choix X, on peut assez facilement imaginer ce que vont vivre les joueurs et joueuses qui ont fait le choix Y. On fait ces choix pour valider un personnage, pour affirmer sa morale dans un sens ou un autre, mais le studio n’a pas dépensé des sommes folles pour réaliser des chemins totalement différents. La conclusion est toujours à peu près la même, et sera simplement (et brillamment) colorée par nos choix antérieurs.

Capture d'écran du début de Zork.
Zork : peut-être la boîte à lettres ouverte le plus souvent de l’Histoire.

Les fictions interactives classiques depuis Colossal Cave et Zork suivent souvent un schéma semi-linéaire dans lequel on a accès à une zone plus ou moins restreinte. On est alors supposé y trouver les objets et éléments de décor nécessaires à la résolution d’une énigme ou puzzle. Cela fait, une nouvelle zone s’ouvre, ou quelque événement pousse à réévaluer les lieux visités. Fréquemment (mais pas toujours), vous avez plusieurs énigmes à résoudre en parallèle, et pouvez choisir laquelle prioriser. C’est en fait à peu de choses près le type de découpage qu’on retrouve dans les Metroidvania (terme issu des pionniers du genre Metroid et Castlevania). Une différence, peut-être les fictions interactives textuelles ont plus tendance à refermer des portes derrière vous pour limiter les zones d’exploration (car chercher le bon verbe à utiliser sur un grand nombre d’objets potentiels peut devenir très fastidieux), tandis que les Metroidvania se contentent d’ouvrir le monde de plus en plus, pour donner une sensation de progression et de puissance et plus forte (et cacher de petits secrets dans des endroits oubliés du début du jeu). Un bon exemple sur PC, pionnier de la vagué indé : Aquaria.

Capture d'écran d'Aquaria.
Aquaria : un Metroidvania prenant aux musiques somptueuses !

Bien sûr, il existe mille nuances dans tous les sens, mais peut-être peut-on dégager quelques grandes catégories dans tout ceci ? Je vous propose pour ça d’aller vers un tour sur un site vertigineux que vous connaissez peut-être déjà : TV Tropes.

Attention, ce site a de quoi briser des vies. Il ne contient aucune image choquante mais vous pourriez y passer des heures à démystifier toutes les ficelles scénaristiques qui abondent dans les productions télévisuelles et vidéoludiques que nous consommons avec voracité. Tel un Ponce Pilate virtuel, je suis désolé mais je ne déclinerai toute responsabilité quant à une utilisation abusive de cette adresse : je m’en lave les mains.

Cela étant dit, je vous propose d’examiner et de traduire un extrait d’une des pages de ce site, celle qui a pour titre : Sliding Scale of Linearity vs. Openness. Bon, pardonnez-moi mais pour le nom de l’échelle, je vais faire un poil plus simple :

L’échelle de linéarité-ouverture

Sans autre forme de procès, je vais simplement traduire les six degrés proposés dans cette échelle. Allons-y !

Niveau 1

Le jeu suit une narration linéaire, ainsi qu’un schéma largement linéaire en rapport avec la façon dont vous vous déplacez entre les niveaux et/ou à l’intérieur des niveaux eux-mêmes. Toute tentative d’exploration sera sans conséquence, voire carrément infructueuse. Il peut y avoir des raccourcis secrets vers des niveaux ultérieurs, mais tout niveau bonus sera automatiquement atteint. Les rail shooters appartiennent à ce niveau de linéarité, et en représentent l’extrême. Des niveaux à scrolling automatique peuvent être présents. Les jeux qui entrent dans cette catégorie sont devenus de plus en plus rares au fil du temps. La majorité des jeux de tir cinématiques entrent cependant dans cette catégorie.

Exemples : House of the Dead, Paperboy, Rez, Battlefield 3, les kinetic novels.

Niveau 2

Bien que les jeux à ce niveau soient encore largement linéaires dans leur conception, vous aurez un certain choix dans la façon dont vous progresserez. Vous aurez le choix entre deux chemins qui vous mènent à la fin du niveau, ou vous trouverez peut-être un niveau bonus sur le côté qui vous donne une certaine récompense avant de vous renvoyer sur le chemin de progression principal. L’exploration peut déboucher sur des découvertes intéressantes. De nombreux jeux de tir à la première personne de la vieille école entrent dans cette catégorie.

Exemples : Dishonored, Doom, Half-Life, une majorité de visual novels.

Niveau 3

La progression générale devient moins linéaire à ce niveau. Bien que les niveaux eux-mêmes aient toujours l’aspect « aller du point A au point B », vous aurez de nombreuses options quant à la façon dont vous vous rendez du point A au point B. Les retours en arrière seront désormais autorisés, ne serait-ce que pour vous permettre de rejouer les niveaux que vous avez aimés ; le fait que les niveaux changent par rapport à vos choix initiaux variera d’un jeu à l’autre. Il y a toujours un récit central, bien sûr, et ces jeux sont toujours du côté le plus linéaire des choses, mais ils ne seront pas très contraignants. Des quêtes secondaires peuvent être présentes, mais elles ne seront pas mises en avant.

Exemples : Hexen, Iji, Messiah, Super Mario World, les Tomb Raider en général.

Niveau 4

Nous passons maintenant aux jeux de type Metroidvania. Ces jeux vous permettront probablement d’explorer et de faire des quêtes secondaires, mais ils vous demanderont toujours de faire passer l’histoire en premier. L’exploration sera encouragée, mais contrôlée, et une plus grande partie de l’univers du jeu s’ouvrira à vous au fur et à mesure que vous jouerez. Les jeux de ce type se dérouleront souvent de telle sorte que vous ne pourrez pas explorer le monde ou vous écarter de l’histoire principale au début, mais le monde entier vous sera ouvert à la fin. Les jeux peuvent également tomber dans ce niveau si le monde entier vous est ouvert dès le début, mais il n’y a guère de raison de l’explorer autrement que pour voir les curiosités, et donc l’histoire principale restera votre principale préoccupation.

Exemples : Assassin’s Creed, Chrono Trigger, Borderlands, Deux Ex, Donkey Kong 64, World of Warcraft.

Niveau 5

Jeux de rôle en monde ouvert. Les jeux de ce type comporteront de nombreuses quêtes secondaires et un monde très ouvert. (Certains ouvriront encore plus le monde à mesure que vous progresserez dans l’histoire principale, mais dès le début, vous aurez l’impression d’avoir un vaste monde à explorer). L’histoire principale peut toujours être mise en avant par rapport aux quêtes secondaires, mais il n’est pas rare que les jeux de ce niveau mettent les deux en avant de manière égale. Le récit central lui-même peut se ramifier en plusieurs chemins, généralement accompagnés de fins multiples.

Exemples : Arma II, Freelancer, Mass Effect, S.T.A.L.K.E.R., System Shock.

Niveau 6

Les jeux de type « bac à sable » ne proposeront pas une intrigue forte et, s’il y a ne serait-ce qu’un scénario principal ou un objectif central, il ne représentera probablement qu’une toute petite partie de l’expérience. Vous êtes libre de faire ce que vous voulez dans ces jeux, et ceux qui se situent au sommet du spectre n’auront aucune limite à ce que vous pouvez faire. Il y aura peut-être une pléthore de quêtes secondaires pour vous occuper, ou vous aurez peut-être la responsabilité totale du plaisir que vous y trouvez ! La plupart des jeux de type MMORPG entrent dans cette catégorie. Prenez garde de ne pas vous enfoncer dans le « bac à sables mouvants » (terme utilisé par le site pour désigner les mondes si ouvertes et peu directifs qu’ils peuvent provoquer une paralysie chez les joueurs et joueuses).

Exemples : Animal Crossing, Dwarf Fortress, les Elder Scrolls, Minecraft, EVE Online, Elite, Terraria, Second Life.

Choisir, et savoir pourquoi on le fait !

Cet article n’a pas pour but de promouvoir un genre plutôt qu’un autre, mais simplement de rappeler qu’en cette époque où les jeux très libres sont mis en avant, et la génération souvent utilisée pour générer un grand contenu à moindre frais, l’aspect parfois très linéaire de la fiction interactive n’est pas obsolète pour autant.

En fait, on constate que même des films interactifs à succès comme Bandersnatch n’ont été vécus collectivement que comme des curiosités, mais n’ont pas révélé une forte attente du public en termes de choix multiples. Nous sommes ici pour créer des histoires interactives, mais il n’y a pas à rougir de se rapprocher du roman ou de la nouvelle, en proposant des histoires soignées qui se contentent de personnaliser un peu l’expérience utilisateur sans pour autant être rejouables dix fois avec des chemins différents (comportement qui de toute façon reste plutôt rare, sauf en cas de « succès » à débloquer comme cela se fait sur certaines plates-formes).

Le choix reste donc vôtre, en tant qu’autrice ou auteur d’histoires interactives. Il n’en reste pas moins qu’il est toujours utile d’avoir un peu de recul sur sa pratique, de connaître les forces et faiblesses de chaque philosophie de création. D’être capable, enfin, de s’entendre dire qu’on produit du linéaire sans le prendre comme une insulte. 😉