Stefan Vogt est un auteur de jeux d’aventures à analyseur syntaxique, qui travaille depuis des années sur des projets visant à créer de nouvelles FI à parser pour les ordinateurs rétro. Il a gracieusement accepté de répondre à mes questions par email ; voici une traduction de ses réponses.

Bonjour Stefan ! Peux-tu te présenter à nos lecteurs et nous en dire plus sur ton travail ?

Bonjour ! Je m’appelle Stefan Vogt, j’ai 42 ans et j’habite Berlin. Avec Anthony Stiller, qui est en Australie, et Graham Axten, qui est au Royaume-Uni, j’ai créé Puddle Software. Nous créons des jeux pour les micro-ordinateurs 8 bits et 16 bits classiques des années 80. Je suis spécialisé dans la fiction interactive, et je voudrais ressusciter les jeux d’aventures à la Infocom pour les systèmes 8 bits et 16 bits. Ma préférence va aux ordinateurs 8 bits de Commodore et Atari, et je suis un collectionneur passionné de programmes et de machines. Vous pouvez acheter mes jeux sur le site de mon éditeur PolyPlay, ou les télécharger sur ma page itch.io.

Quand as-tu commencé à jouer à de la fiction interactive ? Quelles sont tes influences principales ?

J’ai commencé à jouer à de la fiction interactive en 1987-1988, sur mon Commodore 64. Le premier jeu auquel j’ai joué était Castle of Terror, publié chez Melbourne House, un grand classique. Il y a aussi eu un certain nombre de jeux d’aventures textuels allemands qui ont eu un certain succès et que j’ai beaucoup aimés ; j’ai envie de mentionner The Yawn et Soul Crystal. Vers la fin des années 80/début des années 90, j’ai été attiré par des fictions interactives plus sophistiquées sur mon Amiga, comme par exemple les jeux d’Infocom, qui sont toujours une influence majeure sur ce que je fais. C’est aussi pendant cette période que plusieurs jeux allemands, parmi les meilleurs du genre, ont été publiés ; Die Drachen von Laas (« Les dragons de Laas ») est une œuvre de fiction interactive extrêmement bien écrite, et il y a aussi eu les Weltenschmiede, dont on parle souvent comme étant l’équivalent d’Infocom en Allemagne, avec des jeux comme Das Stundenglas, Die Kathedrale et Hexuma. Être fan de jeux d’aventure en Allemagne pendant les années 80 était extraordinaire pour moi, car j’ai grandi en quelque sorte avec un pied dans les deux mondes, c’est-à-dire à la fois le monde des jeux d’aventure américains et celui des jeux d’aventure britanniques, qui était un écosystème bien distinct. Ça a eu un impact important dans le pays ; on a joué à beaucoup de jeux de Level 9 et Magnetic Scrolls, mais aussi aux chefs-d’œuvre américains.

En 2018 tu as sorti Hibernated, un jeu d’aventure textuel pour ordinateurs 8 bits. Était-ce ton premier jeu ? Qu’est-ce qui a motivé sa création ?

Oui, c’était le premier jeu que j’ai fait. Enfin, plus jeune, j’avais eu l’envie de faire mon propre jeu d’aventure mais, quand on a 13 ans, on est très loin d’être un auteur excellent. J’ai donc mis cette idée au placard, et je l’ai ressortie beaucoup d’années plus tard. Comme tout le monde, après la mort du Commodore, je suis passé au PC, sans vraiment me retourner, même si j’ai toujours été quelqu’un de nostalgique.

En 2013, j’ai recommencé à m’intéresser au milieu du rétro, motivé par l’achat récent d’un Commodore 64, et j’ai constaté que ce milieu est bien plus grand que celui de la fiction interactive. Je respecte le milieu de la fiction interactive pour leur créativité et leur art, mais si on regarde les choses en face, c’est toujours les mêmes personnes dans une liste 300 auteurs qui écrivent des jeux pour eux-mêmes et leurs collègues, et qui les mettent dans une des compétitions connues de fiction interactive. Le milieu du rétro a un public cible bien plus important, et comme j’ai toujours été fan des jeux d’aventure, je me suis dit que j’allais écrire un nouveau jeu d’aventure pour les vieux ordinateurs.

En fait, le but n’était pas de faire un gros jeu sophistiqué comme les vieux classiques d’Infocom ; je voulais plutôt faire un jeu d’aventure à l’européenne, comme ceux qui étaient populaires vers 1985-1986 ici, et qui se lançaient sur cassette ou sur disquette. Les disquettes coûtaient cher à l’époque en Europe, donc la majorité utilisaient des lecteurs de cassette. Et puisque les cassettes sont des supports linéaires, une aventure sur cassette devait être chargée en mémoire en une fois, ce qui limitait le nombre de réponses qu’un jeu pouvait avoir.

Hibernated est devenu un hit viral ; depuis, les gens disent que j’ai ressuscité le genre du jeu d’aventure textuel pour les vieux ordinateurs. Je ne sais pas si c’est vrai, mais c’est chouette de voir que ça bouge beaucoup dans le milieu ; il y a beaucoup de nouvelles aventures textuelles pour les ordinateurs 8 bits et 16 bits qui se préparent en ce moment.

Quels outils as-tu utilisé pour l’écrire et t’assurer de la compatibilité avec tant de systèmes ?

La version initiale de Hibernated a été écrite avec The Quill, par Gilsoft. C’est un outil qui permet d’écrire des aventures en langage machine sans connaître le langage machine. À l’époque, il était très populaire, et était disponible sur un grand nombre de micro-ordinateurs, comme le Commodore 64, le ZX Spectrum, l’Amstrad CPC, BBC & Acorn Electron, et même l’Oric, qui si je me souviens bien était très populaire en France.

Peu après avoir fini Hibernated, j’ai discuté avec Tim Gilberts, fondateur du légendaire studio Gilsoft, pour un long entretien que j’ai publié sous le titre « The Gilsoft Legacy » sur mon blog. Depuis ce jour, nous collaborons en permanence. D’abord, nous avons publié une version inédite de The Quill, qui pouvait reconnaître des phrases de 4 mots, plutôt que des phrases de 2 mots comme c’était le standard dans les jeux Quill.

Puis, nous avons ressuscité DAAD Adventure Writer, un système qui permettait d’avoir un seul fichier source, puis de compiler une version pour un grand nombre de systèmes 8 bits et 16 bits. DAAD a été créé comme outil interne pour Aventuras AD, une entreprise espagnole souvent considérée comme leur équivalent d’Infocom, qui publiait des aventures très populaires en Espagne et plus largement dans le monde hispanophone. La version espagnole a refait surface il y a quelques années, quand Andres Samudio, le propriétaire d’Aventuras AD, a retrouvé les disquettes dans son grenier et les a donné à la communauté de FI en espagnol. Il manquait des parties du système, par contre, comme par exemple la prise en charge de la langue anglaise. Nous nous sommes donc attelés à la tâche de récupérer ces bouts manquants ; nous avons aussi débuggué un bon nombre d’interpréteurs, et restauré le système dans son intégralité pour la première fois depuis l’époque où cet outil était utilisé commercialement.

Depuis, le système suscite l’engouement, et une communauté a grandi autour de l’outil ; elle a même publié de nouveaux interpréteurs sur de nouvelles machines, des extensions avec de nouvelles fonctionnalités (comme par exemple les images pixel), ainsi qu’un nouveau compilateur nommé DRC. On pourrait penser que ça n’est pas facile de continuer à préserver toutes ces versions pour tous ces systèmes, mais en fait, en connaissant le système et grâce au concept de DAAD qui est de travailler à partir d’un seul code source, on y arrive très bien. J’ai la chance que mon éditeur, PolyPlay, me soutient dans cette démarche de multiples versions et de conversions ; ainsi, tous mes jeux sur toutes les plates-formes sortent dans des éditions en boîte avec des jaquettes incroyables, des formats physiques d’époque, des posters, et des feelies.

Pour mes deux prochains jeux, Trail of the Zodiac et Hibernated 2, je n’utilise plus DAAD. Dans l’idée, ces deux jeux vont être bien plus similaires à Infocom. Je les crée avec Metrocenter ’84, une bibliothèque pour Inform 6, dont je m’occupe, qui prend peu de place en mémoire. Elle est optimisée pour avoir des bonnes performances sur les vieux systèmes 8 bits, tout en donnant une expérience Inform classique. Grâce à l’aide d’Andrew Plotkin lui-même, le compilateur Inform 6.34 a été mis à jour pour être compatible avec Metro ’84 ; ainsi, on peut écrire des jeux en format Z3 sans souci. Metro ’84 ne prend que 20 ko de place dans le fichier Z3, ce qui est bien mieux que la bibliothèque I6 usuelle. Et les performances sur les vieux ordinateurs est incroyable. Il y a aussi une couche de plus qui crée une image disque pour Atari 8 bits avec le fichier Z3, ce qui fait qu’on peut tester son code sur machine 8 bits instantanément et voir comment il tourne. Metrocenter ’84 a été créée pour écrire la suite sophistiquée d’Hibernated que tout le monde attend.

Quel succès ont rencontré tes jeux ?

Incroyable. J’essaie de rendre mes jeux très accessibles, et la communauté des jeux vidéo rétro est plus grosse que jamais. Donc, quand j’ai publié Hibernated en 2018, on disait que les jeux d’aventure étaient morts pour ces machines — et je confirme : on avait l’impression que tous les nouveaux jeux qui sortaient étaient des jump and run ou des shooters dans l’espace. Mais malgré tout cela, le jeu est devenu viral ; j’ai vendu des centaines de copies, et il y a 10 000 téléchargements sur itch.io à l’heure actuelle.

J’ai aussi reçu quelques prix pour ce jeu, comme le Crash Smash dans le “Crash 100 Annual” du magazine culte anglais Crash — un des prix les plus connus, un standard de l’industrie depuis les années 80. Des centaines de jeux sont testés chaque année, et seulement 4 l’obtiennent, donc bien entendu c’est un grand honneur. Même si le jeu est plutôt limité quand on le compare à un jeu Infocom. Mais, comme je l’ai déjà dit, ça va changer avec la suite, et je vais plus loin que les jeux d’aventure de type « européens sur cassette » ; ça va être encore mieux, donc ça vaut le coup.

Parce qu’il faut bien comprendre qu’il y a une différence énorme entre les aventures européennes et la fiction interactive à l’Infocom. Les jeux d’aventure européens prenaient environ 20-30 ko dans la mémoire, et c’est tout, vu qu’il fallait pouvoir les charger à partir de la cassette, et le chargement à la demande comme sur une disquette n’était pas possible. Ça explique aussi la différence majeure entre la FI de type américain, avec les outils comme Inform et Twine, et celle européenne, qui n’existe que dans le milieu du retro gaming et utilise les outils comme DAAD, Quill ou PAWS.

C’est un peu osé de sortir du moule européen, puisque mes jeux me donnent une certaine popularité en Grande-Bretagne — c’est là où mes jeux ont les notes les plus élevées. Quant aux critiques venant du milieu de la fiction interactive, elles étaient plutôt médiocres, pour être honnête. J’ai eu des retours qui étaient très bons, notamment d’auteurs qui ont grandi avec ce genre de jeux, mais j’ai eu aussi au moins deux réactions qui étaient très mauvaises. Mais le milieu de la fiction interactive représente juste un petit nombre d’auteurs qui, pour la plupart, écrivent des jeux juste pour ces collègues-là, qui les mettent dans les concours annuels, des jeux courts et qui ne se jouent pas plus de deux heures, et la partie « jeu » est souvent artistique plutôt que basée sur le passé. J’ai une certaine appréciation pour l’art qu’il y a derrière, et les compétences de ces auteurs innovants, mais ce sont les gros jeux d’aventure classiques qui me manquent. Du coup, à partir de maintenant, je vais me concentrer sur l’écriture de nouveaux jeux pour les ordinateurs rétro avec pour but de vous donner la même expérience que les jeux Infocom, que ce soit pour le contenu du jeu ou pour la boîte avec les feelies ; ni plus, ni moins. On verra si j’arrive à faire en sorte que les deux côtés m’apprécient. D’un autre côté, je comprends aussi que si on écrit de la fiction interactive moderne, sans limites, peut-être en grandissant avec des classiques comme Trinity et A Mind Forever Voyaging, ça peut être décevant quand on joue à Hibernated pour la première fois. Au final, ça dépend juste de nos attentes.

On verra ce que le futur me réserve. Mais comme d’habitude, je suis mon plus grand critique. La grande majorité des retours que j’ai eus sont venus du milieu du jeu rétro, et ces retours étaient époustouflants.

Ton jeu le plus récent, The Curse of Rabenstein, qui est sorti en début d’année, est un jeu d’aventure graphique. Comment c’était de faire ce jeu ? Quels outils as-tu utilisé ?

Rabenstein a aussi été créé avec DAAD. Je voulais écrire une dernière aventure avec cet outil, en utilisant les fonctionnalités avancées que ce système permet, comme la prise en charge d’image pixel ; le but était du coup de développer une aventure dans le style de Level 9 sur un grand nombre de plates-formes. Le code a été bouclé plutôt tôt dans le processus de développement, mais les graphismes ont représenté un travail fastidieux. Je ne suis pas mauvais en pixel art, mais j’ai sous-estimé le grand nombre de systèmes que je voulais prendre en charge, et comme je suis un perfectionniste, j’ai fini par passer deux mois à consacrer tout mon temps libre à des pixels. Je ne pense pas que je veux refaire ça un jour !

J’ai été complètement dépassé par la réaction du public envers le jeu, qui a fait la moitié des chiffres de Hibernated en une semaine seulement. Ce fut aussi un gros succès commercial ; la version Commodore 64 est celle qui s’est vendue le mieux, mais il y avait également une version Spectrum Next dédiée (je n’avais pas prévu d’en faire une) qui a fini par être la deuxième en termes de ventes et la première en termes de retours et de viralité sur les réseaux sociaux. Le fait que la communauté autour du Spectrum Next aime le jeu m’a vraiment surpris. Je suis content que ces éloges soient encore renforcées la semaine dernière, quand Tim Gilberts et moi étions invités dans le podcast RGDS ; Kingy avait tant de compliments pour Rabenstein, et nous a dit combien il avait aimé y jouer sur son tout nouveau Next (qui est un super ordinateur moderne rétro, d’ailleurs).

Peut-être qu’un jour je m’aventurerai sur ce chemin encore une fois, mais pas maintenant. The Curse of Rabenstein était pour me distraire et enlever la pression de devoir écrire une suite digne de ce nom à Hibernated, et maintenant Hibernated 2 est la distraction de la distraction, si vous voyez ce que je veux dire. Il y aura sans doute un autre jeu d’aventure graphique dans le futur, mais je ne promets rien sur si je vais vraiment le faire et quand.

Parlons Hibernated 2 : quand sortira-t-il ? Sortira-t-il en version boîte ?

On vise actuellement le troisième trimestre de cette année. Des centaines de boîtes ont déjà été produites, donc je peux me concentrer sur la tâche de finir le jeu, et il pourra sortir en suivant rapidement. Vous avez peut-être remarqué, mais je vise un certain niveau de qualité, donc peut-être que le développement prendra un peu plus de temps si je ne suis pas tout à fait satisfait du résultat.

Ce qui me ralentit un peu, aussi, est le fait que je mène de front le développement de Hibernated 2 et celui de Metrocenter ’84. Quand j’ai besoin de fonctionnalités dans Hibernated 2, je les ajoute dans cette bibliothèque. Hier, je voulais avancer sur Hibernated 2 mais, pour une des énigmes, j’avais besoin de pouvoir reconnaître un nombre tapé au clavier, ce qui n’était pas dans ma bibliothèque ; j’ai dû aller chercher le code dans la bibliothèque Inform et l’adapter. Ça semble facile, mais ça m’a pris la journée. Ça marche bien, mais je pense que ça n’est pas la dernière fois où je vais devoir ajouter du code à la bibliothèque avant de pouvoir continuer sur Hibernated 2. C’est comme ça, sans doute…

Hibernated 2 sortira sur plus de plates-formes que Hibernated 1, mais plus on augmente le nombre de plates-formes supportées et plus mon éditeur est content ; par exemple, ça sera leur tout premier jeu qui sortira sur Atari 8 bits. Mais cela introduit un paradoxe : quand je sors Hibernated 2 pour l’Atari 8 bits alors que le premier jeu n’est pas sorti sur cette plate-forme, comment le joueur peut-il jouer à la première partie ? On y a réfléchi, et on a trouvé une super solution ! Dans chaque boîte de Hibernated 2, il y aura une cassette, et sur cette cassette il y aura une version racontée de Hibernated 1. Et quand je dis racontée, je parle d’un narrateur professionnel. Christian Simpson (alias Perifractic), un acteur de Hollywood et un doubleur professionnel (Star Wars: Episode 1, Independence Day: Resurgence, Batman Begins, Harry Potter et la Coupe de Feu, True Blood) va prêter sa super voix à mon histoire. Il adore le jeu, alors j’étais super content quand il m’a contacté. La cassette aura deux fonctions : ceux qui n’ont pas encore joué à la première partie pourront écouter la cassette (une trentaine de minutes) qui servira d’intro à la suite, et ceux qui ont déjà joué au jeu écouteront pour se rafraîchir la mémoire plutôt que de devoir rejouer au jeu pour se rappeler des détails de l’histoire. Un des derniers rôles de Christian était de faire la narration pour Avengers: Endgame, du coup j’ai le soutien d’une vraie célébrité. C’est juste génial et je n’aurais jamais imaginé !