Aujourd’hui nous vous proposons un entretien avec Helia, une des pionnières du visual novel en France et qui en créé depuis plusieurs années avec son équipe Traümendes Mädchen (“la fille qui rêve” en français) !

Ton parcours

Bonjour Helia ! Pour commencer, qui es-tu ? Et que fais en ce moment ?

Je suis Helia, la fondatrice de Träumendes Mädchen, un studio de création de visual novel. Étant donné qu’il s’agit d’une toute petite entreprise, je cumule pas mal de casquettes : c’est moi qui écris tous les textes, qui supervise tous les projets, et c’est aussi moi qui suis en charge de la partie technique. En ce moment, je jongle surtout entre plusieurs contrats de sous-traitance, c’est-à-dire que je me charge de la programmation des visual novel d’autres équipes, majoritairement anglophones. En parallèle de tout cela, je développe Chronotopia : Second Skin, un projet commercial d’envergure !

Image promotionelle de "Chronotopia: Second Skin"
Chronotopia: Second Skin est une réinterprétation du conte de peau d’âne

Comment t’es-tu lancée dans l’aventure ? Pourquoi le Visual Novel ?

C’est une longue histoire ! Il faut savoir qu’à l’origine je suis une littéraire pur jus : j’ai fait des études de lettres modernes et j’écris depuis que je suis toute petite. Cela aurait pu s’arrêter là, mais il se trouve que le médium du livre ne me satisfaisait pas complètement. Je voulais contrôler davantage de paramètres, inclure des illustrations et des morceaux de musique à mes récits afin que le lecteur puisse mieux s’imprégner de l’ambiance, tout en gardant l’emphase sur le texte. Quand mon chemin a croisé celui des visual novel, cela a été un coup de foudre immédiat. Tant de possibilités s’ouvraient à moi que j’ai très vite délaissé l’écriture de romans papiers pour me tourner entièrement vers le roman interactif.

Mes expériences passées ont également lourdement pesé dans la balance : plus jeune, j’ai eu l’occasion de participer à des concours littéraires et j’en suis sortie extrêmement pessimiste sur mes chances de pouvoir un jour percer, même modestement, dans l’édition. Puisque le visual novel est encore balbutiant en France, j’ai eu l’impression que tout était encore possible et que ma créativité pourrait pleinement s’y exprimer. C’est cette double promesse ce qui m’a poussé à me lancer dans l’aventure.

Ton processus créatif

Quels sont quelques-uns de tes conseils pour écrire une histoire interactive ?

Écrire une histoire tout court est un bon début ! Plus sérieusement, pour un visual novel, ce qui est important c’est essentiellement l’anticipation de la mise en scène. Durant la phase d’écriture à proprement parler je garde toujours dans un coin de ma tête l’idée que ce que j’écris va devoir apparaître à l’écran d’une manière ou d’une autre et j’essaye de visualiser le résultat.

Un conseil que je pourrais donner est de travailler l’équilibre entre narration et dialogues. J’ai observé les deux extrêmes dans les visual novel sur lesquels j’ai eu l’occasion de participer : certains se reposent uniquement sur les dialogues, au risque de rendre l’action des personnages confuse par manque de contexte, et à l’inverse d’autres se reposent uniquement sur la narration, ce qui résulte souvent en gros blocs de texte compacts qui ne laissent pas vraiment d’opportunité de mise en scène. On dit souvent en cinématographie qu’une bonne écriture consiste à montrer et non à dire, mais cela omet un léger détail qui est qu’on ne peut pas tout montrer tout le temps. À mon sens, écrire un visual novel c’est aussi apprendre à savoir quand on doit montrer et quand on peut se contenter de dire.

Je mets volontairement l’aspect interactif de côté par ce que cela demande une certaine flexibilité d’esprit que je ne possède pas du tout ! Quand j’écris, j’ai une idée très spécifique en tête et je ne vois pas d’autre issue possible à mon intrigue. Or le public d’un visual novel est plutôt constitué de joueurs et un joueur s’attend à pouvoir exercer une certaine influence sur les actions des personnages principaux. Je reste persuadée que le degré de contrôle du joueur dans un jeu vidéo repose avant tout sur une illusion et que c’est tout le défi : arriver à rendre cette illusion suffisamment convaincante pour qu’il ait sincèrement l’impression de choisir ses actions. Autant dire qu’il faut apprendre à manipuler son joueur et que j’ai encore beaucoup à apprendre en la matière.

Même question, mais pour l’organisation : comment restes-tu organisée ?

L’organisation n’est généralement pas un problème pour moi. Je rédige beaucoup de listes pour avoir un suivi constant de ce qu’il est nécessaire de réaliser et de combien de temps cela peut prendre. Par exemple, au moment de finaliser le plan d’une nouvelle histoire, je compte toujours le nombre de décors, de personnages et de scènes clefs du récit. L’idée est de se demander quelle charge de travail cela représente pour les artistes et à quel point c’est raisonnable. De même, j’ai toujours une liste de tâches à accomplir établie pour ma semaine (ainsi qu’un calendrier à l’année) et j’en poste régulièrement des résumés sur Patreon pour montrer exactement où j’en suis dans le développement à ceux qui nous suivent de près.

Je n’ai pas vraiment de conseil en la matière sinon d’essayer d’être le plus régulier possible et de s’y tenir. C’est en tout cas comme cela que je fonctionne, notamment pour les actualités Kickstarter. Le fait que je me sois fixée une date tous les mois et que l’habitude soit acquise évite que je ne disparaisse subitement sans donner de nouvelles, ce qui est la hantise de tout backer.

Vous avez fait beaucoup de Game Jam avant de vous lancer dans un très gros projet, Chronotopia. Comment la différence d’envergure a-t-elle modifié votre manière de travailler ?

Si je peux me le permettre, ce serait plutôt l’inverse puisque Träumendes Mädchen s’est à l’origine structuré autour d’un très gros projet ! J’ai commencé à recruter des collaborateurs amateurs autour d’une idée folle lorsque j’étais encore étudiante. Progressivement nous avons mis en place un chan IRC (maintenant un chan Discord), un système de stockage et de partage de fichiers (Dropbox) et nous nous sommes familiarisés les uns avec les autres. Et c’est parce que tous les postes étaient déjà pourvus et que cette structure était déjà en place que nous avons pu nous faire les dents aussi facilement sur une série de game jam. C’était à chaque fois l’occasion idéale d’expérimenter, d’apprivoiser encore davantage le médium du visual novel, mais nous revenions toujours vers ce fameux projet. La logique game jam était même intégrée dans le processus puisque nous avons sorti le jeu de manière épisodique au fur et à mesure des années. Même si ce n’était pas parfait, nous étions quand même parvenus à être très réguliers et j’en étais assez fière.

Image promotionnelle de "Ambre"
Ambre est un des projets de Game Jam de l’équipe, et celui qui a eu le plus de succès !

Le vrai problème c’est que ma première idée de visual novel était bien trop ambitieuse pour un petit groupe d’amateurs et que même à l’époque j’en avais conscience. J’ai donc préféré mettre le projet en pause avec l’idée de le reprendre de zéro plus tard, grâce à l’expérience acquise, pour en faire un vrai visual novel commercial. La direction actuelle de l’équipe ne s’explique qu’en gardant à l’esprit que Chronotopia était originellement conçu en opposition avec ce fameux projet…et que c’est malheureusement la source d’un grand nombre de nos problèmes. Je voulais commencer notre transition professionnelle de manière relativement modeste, avec une histoire qui ne serait pas aussi longue et complexe que la précédente et, pendant un temps, j’ai cru avoir réussi. Sauf que la taille monstrueuse de mon premier script (500 000 mots) était une très mauvaise référence. Chronotopia n’en fait « que » la moitié (un peu moins de 250 000 mots), mais pour un visual novel commercial c’est déjà beaucoup trop ! Je me suis donc malgré moi retrouvée sur un nouveau projet extrêmement ambitieux alors que ma volonté initiale était ironiquement de m’en détacher.

À travers ce prisme-là, Chronotopia n’a pas fondamentalement changé ma manière de travailler. J’avais déjà acquis la méthode, il ne restait qu’à modifier la structure existante. Ce que j’ai vraiment découvert c’est tout ce qui relève de la logistique, comme la gestion des contrats ou de l’entreprise (les joies de la comptabilité). J’ai également pu constater à quel point l’argent changeait la donne. À partir du moment où un projet est commercial, une certaine pression s’installe et les artistes n’ont pas tous la même manière de la gérer. Parfois ils n’y arrivent même pas du tout. J’ai dû apprendre à développer des compétences de manager et à m’adapter à chacun pour arriver à rendre le cadre de travail le plus sain possible, mais ce n’est pas toujours suffisant. Diriger une entreprise c’est aussi devoir apprendre à se séparer de ses collaborateurs lorsqu’il n’est plus possible de travailler ensemble pour une raison ou une autre. Et c’est un apprentissage qui peut être douloureux.

Ta vision du visual novel actuellement

Tu as écrit en 2015 une série d’articles qui dresse un portrait global de la scène VN, est-ce que ton point de vue a changé depuis ?

Histoire de résumer le fameux dossier, ma thèse est que le visual novel repose sur un paradoxe parce que le médium tel qu’on le perçoit en Occident n’a rien à voir avec la manière dont il est perçu au Japon, son pays d’origine.

Selon mes observations, le marché japonais utilise très peu le terme de visual novel et se contente surtout de sectionner le marché en deux catégories genrées (‘bishoujo game’ et ‘otome game’), chacune possédant ses propres exigences. L’élément commun de ces deux catégories est qu’elles se focalisent avant tout sur la romance et que l’histoire, certes présente, lui est toujours subordonnée d’une manière ou d’une autre. Le malentendu culturel provient alors du fait que lorsque les premiers romans interactifs ont été introduits en Occident, ce sont les plus marquants qui ont été choisis pour être traduits, ceux qui défiaient les limites, voire délaissaient carrément la romance. Autrement dit les exceptions.

C’est pour cela que les visual novel sont souvent perçus comme proches des livres dont vous êtes le héros : la scène internationale a tout simplement investi le bagage culturel hérité des jeux d’aventure et des fictions interactives dans ce nouveau médium pour en fait une espèce d’hybride paradoxal et fourmillant de possibilités.

Mon analyse de 2015 s’arrêtait sur le résultat positif de cette histoire surprenante : la définition d’un visual novel est extrêmement floue au point où chaque développeur peut s’en emparer pour en proposer sa propre vision, plus ou moins éloignée de ce qu’il se fait au Japon. C’était une conclusion neutre dans la mesure où la balance pouvait pencher de n’importe quel côté à une époque où le médium semblait de plus en plus populaire. 3 ans plus tard, j’ai donné une suite non officielle à ce dossier avec un article (que je n’ai malheureusement toujours pas eu le temps de traduire en français) qui récapitulait les grandes périodes de la courte vie du visual novel professionnel en Occident…et la rapidité fulgurante avec laquelle ce succès encore naissant s’est déjà effondré. Il y a une part de malchance dans la mesure où le marché du jeu vidéo vit actuellement ce que certains n’hésitent pas à qualifier d’ « indiepocalypse ». En gros, la compétition est devenue tellement rude pour les développeurs indépendants que de plus en plus d’entre eux sont obligés de ferme boutique. Inutile de dire que le visual novel n’échappe guère à la règle. Mon article de 2018 dresse une liste des grandes difficultés qui se posent actuellement dans la sphère visual novel afin de mettre en garde les nouveaux arrivants. De fait, mon point de vue est devenu bien plus pessimiste entre temps…

Selon toi, quel est le frein principal que rencontre le VN pour devenir plus mainstream ?

Aussi triste que cela soit à dire, je pense que le visual novel rencontre un double problème de langage.

D’un côté, l’influence japonaise a été trop forte au point où l’obsession pour la romance a entièrement contaminé la scène VN internationale. C’est exactement ce que j’ai appris au moment du Kickstarter de Chronotopia : les fans sont tellement enfermés dans la vision de ce que doit être le médium qu’il est très difficile pour un projet commercial de dévier de la norme. Lorsque j’exposais le concept de mon projet à une amie qui ne joue aux visual novel que de manière occasionnelle, cela lui paraissait limpide. Il s’agissait d’une subversion de conte de fées, point. Quand j’ai voulu présenter Chronotopia à la communauté, j’ai réalisé que nous ne nous comprenions pas. On me demandait sans cesse quels personnages il était possible de séduire. J’étais embêtée parce que la romance est un élément secondaire du projet et qu’aucune catégorie habituelle ne me semblait convenir. Et j’avais beau l’expliquer, je ne recevais que de la confusion en retour.

Inversement, ne me laissant pas démonter, j’ai voulu toucher plus large et présenter Chronotopia à un public de jeu vidéo traditionnel. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir exactement le même problème ! Les joueurs sont tellement imprimés par la grammaire du jeu vidéo que nous ne nous comprenions pas non plus. On me demandait où était le gameplay, pourquoi il n’y avait pas plus de choix et pourquoi les choix n’avaient pas de conséquences immédiates et tangibles. Plus généralement, la présentation était déroutante parce que faisant la part belle au texte…donc trop proche du livre. Les joueurs veulent exercer une influence sur le cours des évènements. Or le visual novel est très exactement, comme je le développe dans ma thèse, le médium qui laisse le moins de liberté à son joueur ! Autant dire que là aussi je suis tombée sur un mur d’incompréhension.

Tant que ces communautés ne se décloisonnent pas, je ne vois malheureusement pas comment le VN pourrait être plus répandu. Et il n’a peut-être pas cette vocation.

Quelle est pour toi l’une des solutions à ces problèmes ? Ou bien la stratégie que tu utilises actuellement ?

Si seulement je le savais ! Je pense qu’il est important de prendre un peu de recul pour comprendre ce qui se joue vraiment. Peu de temps après avoir découvert le médium, je me suis tournée vers les créateurs de visual novel anglo-saxons parce qu’ils expérimentaient sans cesse de nouvelles choses alors que les grandes entreprises japonaises avaient tendance à toujours se reposer sur la même formule éculée. Et en suivant l’actualité, il est progressivement apparu que le marché était en crise là-bas. La leçon que j’en ai tiré est qu’il fallait faire très attention à ne pas reproduire le même modèle pour ne pas prendre le risque de se retrouver face à une crise similaire. Malheureusement le risque actuel est précisément de tomber dans cet écueil : que le visual novel se renferme sur sa niche au lieu de s’élargir au monde et les titres se ressemblent tous à force de piocher dans les mêmes clichés. Ce n’est pas quelque chose que je suis en mesure de changer seule.

Tout ce que je peux analyser c’est que les rares succès commerciaux qui parviennent à proposer quelque chose qui sorte des normes romantiques sont souvent ceux qui arrivent habillement à déguiser leur identité de visual novel. Pour citer deux œuvres que j’apprécie :

Image promotionnelle de "va-11 hall-a"

·         VA-11 Hall-A: Cyberpunk Bartender Action de Sukeban Games enveloppe son histoire d’une esthétique pixel art et d’une couche de gameplay (superficielle) pour brouiller les pistes.

Image promotionnelle de "Along the Edge"

·         Along the Edge du studio bordelais Novabox est un peu le successeur spirituel du Cinders de Moacube car il propose un grand nombre de choix et de branches alternatives avec un parti-pris graphique radical, ce qui permet de toucher ces fameux joueurs qui ne parlent pas le langage du visual novel.

Si j’avais une stratégie à conseiller pour faire de l’argent dans la scène VN ce serait probablement celle-là : rangez-vous dans une case, celle dans laquelle vous vous sentez le plus à l’aise, et n’essayez pas d’en sortir. J’ai l’impression que le public est trop facile à dérouter quand on veut briser les codes donc ne les briser pas…ou pas trop. Difficile à appliquer, pas vrai ? Je suis moi-même incapable de suivre mes propres observations : le naturel d’électron libre revient toujours au galop. Je ne risque pas de gagner beaucoup d’argent !

Pour reprendre la conclusion de mon article de 2018 : le marché du visual novel est mal portant et c’est justement pour cela que nous avons besoin de nouvelles voix, de davantage de diversité. Nous avons désespérément besoin de ce que vous pourriez apporter pour aider la communauté à mûrir alors ne vous laissez pas découragés. Simplement, ne vous attendez pas à rencontrer un succès commercial colossal.

Conclusion

Encore merci à Helia d’avoir accepté de répondre à mes questions ! Vous pouvez retrouver Träumendes Mädchen sur Twitter, sur le blog du studio ainsi que sur Patreon où vous pourrez soutenir la création de Chronotopia 🙂