Dans l’ombre des logiciels incontournables de la fiction interactive, comme Twine ou Inform7, se trouvent des outils plus discrets mais tout aussi intéressants. Je voudrais m’arrêter sur une plateforme qui permet de créer des histoires à embranchements qui me semble moins connue : Texture créé par Juhana Leinonen et Jim Munroe et publié en 2016 en ligne.

Les lecteurs fidèles se souviendront que nous avons déjà publié un tutoriel pour cet outil il y a deux ans ; c’est un article qui complète celui-ci, qui s’attarde plus sur la philosophie derrière l’outil et la différence dans l’approche.

Les logiciels que nous utilisons ont une influence sur la forme des créations que nous produisons. Sans affirmer qu’il existe un déterminisme technologique, il est intéressant de comprendre ce que les dispositifs technologiques que nous employons tendent à nous faire faire. Dans le monde de la recherche, les Platform Studies s’intéressent « aux relations entre la création de systèmes informatiques matériels ou logiciels (des plateformes) et les œuvres créatives qui sont produites sur ces systèmes, non seulement les jeux vidéo mais aussi l’art numérique, la littérature numérique, les programmes récréatifs, les environnements virtuels » selon les mots de Ian Bogost et Nick Monfort. Dans leur étude du moteur de jeu Unity, Benjamin Nicoll et Brendan Keogh proposent trois axes pour comprendre les logiciels : le processus de travail (« workflow »), la texture ou le grain (« grain ») et l’instruction au média (« literacy »). Dans ma présentation de Texture, je vais m’intéresser plus particulièrement au grain, c’est-à-dire aux protocoles, normes et affordances (c’est-à-dire les propriétés d’un objet qui détermine son usage) qui donnent forme à l’expression créative. Cela signifie que je vais adopter une attitude de découverte et m’attarder sur les fonctionnements évidents et élémentaires du logiciel (qui a des utilisations plus complexes).

Une affaire de groupes de mots

Le logiciel invite à créer une œuvre en deux parties : en haut de l’écran, on trouve le texte ; en bas, une série de mots avec lesquels la joueuse peut interagir. Présentés sous forme de boutons, ces termes sont mis en exergue. Texture est alors avant tout un outil qui invite la créatrice à penser aux mots qu’elle emploie. 

Plus précisément, le logiciel construit le texte en fonction de l’importance de groupes restreints de mots plutôt que de phrases complètes. En effet, le mot interactable doit être greffé à un autre terme du texte pour pouvoir avoir un effet. Par exemple, l’interaction avec le verbe “eat” consiste à le faire porter sur un nom dans le texte. Ce dernier peut être seul ou un élément parmi une liste (“apple”, “banana”…). Ce mécanisme encourage la création de mots-outils qui, en s’appliquant sur plusieurs termes du texte, permettent d’explorer ses possibles. S’affiche alors à l’écran une bulle qui montre l’agencement [mot choisi par la joueuse en bas de l’écran + mot du texte avec lequel elle interagit] (“eat apple”).

Le logiciel invite alors à penser les actions de la joueuse en fonction d’une cohérence grammaticale. Le tutoriel précise ainsi que les mots interactables sont souvent des verbes pour avoir des séquences du type [choose + place] or [inspect + object]. Si l’ordre des termes dans la bulle peut être modifié, ce n’est pas la première fonctionnalité proposée à la créatrice (il faut cliquer sur le bouton “edit name” qui est grisé). Naturellement, on trouve alors souvent les groupes [verbe + nom] (“eat apple”) mais aussi [adjectif + nom] (“green apple”) ou [adverbe + verbe] (“really + want”). Le logiciel incite alors à adopter la perspective d’une analyse syntaxique de la phrase. Conçu pour la langue anglaise, l’écriture en français dans Texture est beaucoup moins évidente car les phrases n’ont pas la même structure. 

Une invitation au déploiement du texte

Une fois le groupe de mots formé, l’interaction peut avoir trois résultats : la modification du texte sur la page, l’ajout de texte sur la page, l’apparition d’une nouvelle page (sur laquelle la joueuse se rend automatiquement ou non). Alors que les premières fonctionnalités de Twine invitent à créer de nouveaux passages (et que la modification du texte sur la page n’est pas forcément évidente), Texture incite à une écriture ramassée, condensée, qui se déploie en fonction des manipulations du joueur. 

Si le logiciel crée automatiquement des liens hypertextes et les représente sous forme de diagramme, ce n’est pas la partie de l’interface que la créatrice manipule le plus. Alors que Twine présente d’abord l’arborescence, invitant à multiplier les passages d’un écran à l’autre, Texture présente d’abord le texte et incite à expérimenter la façon dont il peut se révéler de différentes manières. 

Puisque l’élaboration des embranchements du récit est à la fois prise en charge automatiquement par le logiciel et faite à l’abri du regard de la créatrice (dans un premier temps), Texture invite à la conception d’un réseau rhizomique (un entrelacs de liens qui sont organisés horizontalement) plutôt que d’une arborescence qui suppose une conception linéaire et chronologique des événements fictionnels. Cette approche de l’écriture interactive, héritière de la littérature numérique telle qu’elle a notamment été théorisée par Jay David Bolter, est aussi rendue privilégiée par la liste des pages existantes à laquelle la créatrice a automatiquement accès lorsqu’elle crée un nouveau lien dans la mesure où l’emplacement dans le diagramme n’est pas précisé. 

Texture encourage à penser la lecture du texte comme l’exploration d’un labyrinthe et à jouer avec les incertitudes de la lectrice. Lorsqu’un mot-outil est sélectionné par la joueuse, les différents mots avec lesquels elle peut interagir sont mis en couleur : les différentes actions possibles sont mises en valeur, illustrant le processus mental de décision. Cependant, si la créatrice sait quel est le résultat de l’agencement de deux mots (transformation du texte, accès à un nouveau passage), elle doit se souvenir que la conséquence n’est pas évidente pour la joueuse. Le logiciel donne alors des moyens pour créer un récit malhonnête, en permettant de limiter le nombre d’actions de la joueuse par écran, de mettre des conditions au récit en utilisant des variables, d’effacer un paragraphe en un geste ou encore de faire croire qu’une interaction change le texte d’une manière mais en actualise une autre. Par exemple, si le texte est “I love.” et le mot interactable “you”, la bulle d’interaction peut faire apparaître “I love you, really” mais le texte peut être modifié en “I love Sabine.” Texture invite alors à penser l’instance narrative qui organise le récit par les interactions et suggère de s’inspirer des figures de narrateurs non fiables. 

Une poétique du geste 

Cependant, le logiciel de Leinonen et Munroe tisse un rapport particulier entre la créatrice et la joueuse. D’abord, la lecture et l’écriture sont présentées sur le même plan, côte à côte sur la page d’accueil du site. Ensuite, leur concordance se retrouve dans la corporéité du logiciel : la créatrice lorsqu’elle détermine une nouvelle interaction et la joueuse lorsqu’elle bouge un mot-outil font le même geste, celui de cliquer-déposer. Pensées pour être jouées sur des écrans tactiles, les fictions interactives de Texture demandent donc à l’autrice de prendre en compte la gestualité de son œuvre, à penser la manière dont la joueuse en fait l’expérience à travers son corps. Serge Bouchardon, spécialiste de littérature numérique, soutient ainsi dans un de ses articles que “dans la manipulation, le geste prend sens dans l’interaction”. La nomenclature du logiciel est en ce sens particulièrement intéressante puisque lorsque Twine parle de “passages”, Texture mentionne des “pages”, faisant référence au mouvement de la feuille qui est tournée. 

Finalement, après un apprentissage simple et rapide et à partir d’un nombre limité de fonctions, Texture nous encourage à repenser la manière dont on écrit des fictions interactives, à remettre en question nos habitudes de création et à expérimenter à partir de la mise en mouvement de mots. 

Si vous voulez lire une œuvre créée sur Texture, je recommande Pretty Sure de Jim Munroe, qui invite à réfléchir à l’intérêt d’une écriture malhonnête de fiction interactive pour explorer des émotions personnelles comme le vécu de la parentalité. Si vous avez envie de poursuivre votre découverte du logiciel et si l’anglais ne vous effraie pas, Emily Short a écrit deux articles en 2014 et en 2016 à propos de ce dernier. Finalement, si vous voulez vous lancer dans la création, rendez-vous ici.