Michael Freeman est un type comme vous et moi : passionné d’histoires à embranchements, curieux de leurs applications dans divers médias, créateur de startup, inventeur en série, diplômé de médecine de Princeton…

Photo de Michael Freeman.

Bon, non : Michael Freeman n’est pas quelqu’un d’ordinaire. Il a expérimenté avec le concept de jeux à embranchements avant même que vous soyez nés, et a fait naître des choses très intéressantes, sur lesquelles nous allons nous attarder.

Leachim le robot

Il y a peu d’informations disponibles sur Internet sur « Leachim », la première invention de Michael Freeman, conçu en 1972 : quelques photos, quelques articles de presse, et un brevet. C’était un robot que Freeman avait conçu et programmé pour la classe de sa femme Gail, et qui pouvait interagir avec les enfants (leurs noms, hobbies, et matières préférées ou détestées étaient codées dans le robot). Difficile donc de dire si ce robot a quelque chose à voir avec la narration à embranchements ; on raconte qu’il pouvait poser des questions et s’adapter aux réponses (en baissant ou montant le niveau, peut-être ?), et nul doute qu’il s’adaptait à l’input.

Photo du robot Leachim.

Cela étant, pour être honnête, je me méfie beaucoup de ce que j’ai pu trouver sur Internet sur ce robot. On lui attribue « une capacité de synthèse vocale à base de syllabe », « la possibilité de bouger ses membres » ; « il se souvient des performances de l’élève » et a « la capacité de répondre aux questions », et « fut programmé en incorporant le contenu d’une encyclopédie, d’un dictionnaire, d’un thésaurus, et sait jouer aux échecs »… Il aurait fait l’objet d’une attention internationale et serait passé à la télé des centaines de fois — un détail qui me pousse également à penser que la réalité était moins rose que ça. Mais bon, ça pose le personnage de Michael Freeman : un inventeur, déposeur de brevets, original, qui voulait explorer et repousser les limites de la technologie pour créer des systèmes vivants et pourquoi pas éducatifs.

Son invention suivante démarre une carrière de plus de 20 ans dans les systèmes à embranchements…

Le robot 2-XL

J’ai déjà parlé du robot 2-XL dans ces colonnes ! Ce robot interactif fonctionnait avec des cassettes multipistes (cassettes 8 pistes pour le Mego 2-XL de 1978, cassettes audio pour le Tiger 2-XL de 1992) ; les pistes contenaient diverses options, et les têtes de lecture changeaient de piste quand on appuyait sur un des boutons. Cela donna lieu à des quiz à choix multiples (avec « Hé non ! Ce n’est pas la bonne réponse ! » sur les pistes audio correspondant à des mauvais choix), mais aussi, pour la version de 1992, des jeux d’aventure à choix multiples ! Si vous ignoriez qu’il y a existé des « cassettes dont vous êtes le héros » dans l’univers de Jurassic Park, des Power Rangers, ou de Star Trek, maintenant vous savez…

Photo de l'emballage de la cassette 2-XL du jeu Jurassic Park.

Freeman était l’inventeur du robot, mais aussi sa voix, dans ses deux incarnations (1978 et 1992). Il participa aussi à la création d’une émission de télévision intégrant ce robot, et il reste sa création la plus populaire !

Personnellement, j’aime beaucoup ce petit robot, car son concept est très malin, qu’il y a finalement peu de jeux audio à embranchements, et qu’il introduit une contrainte d’espace sur les embranchements qui est rarement présente dans ses autres incarnations, forçant à tisser et épurer. Lisez donc l’article, où je détaille notamment le jeu Jurassic Park !

Menus téléphoniques

Le docteur Freeman a aussi déposé un brevet en 1982 intitulé « Verbally interactive telephone interrogation system with selectable variable decision tree » — en clair, un système pour téléphone qui formule des questions à un utilisateur et parcourt des embranchements (un arbre de décision) pour adapter sa réponse. Oui oui, les menus téléphoniques interactifs ! Après tout, « si vous voulez signaler un changement d’adresse, tapez 1 ; pour une question sur votre facture, tapez 2 » est rigoureusement identique à la fin d’un paragraphe de livre dont vous êtes le héros !

Les téléphones où l’on appuie sur des boutons pour composer le numéro étaient connus aux États-Unis dans les années 60, mais ce n’est qu’à la fin des années 70 que des modèles numériques, avec des microprocesseurs (certains retenaient des dizaines de numéros), devinrent populaires. De plus, il fallut attendre la fin des années 70 pour avoir des systèmes automatisés permettant de traiter les appels ; Freeman conçut en 1979 une machine implantant la vision décrite dans son brevet. Le concept d’appuyer sur les boutons de son téléphone pour obtenir des informations furent ensuite exploités à plus grande échelle dans les années 80 et 90, culminant (car oui, on n’a jamais fait mieux) avec Hugo Délire. (N’allez pas me dire que les menus labyrinthiques de la CAF sont plus un avancement que Hugo Délire…)

Plus sérieusement, je me demande s’il a déjà existé un jeu à embranchements qui se jouait par téléphone, par exemple sur un numéro surtaxé ? Cela me semble tout à fait faisable, en reprenant le même type de narration que le 2-XL ; on peut même aller plus loin car il y a plus de choix et la possibilité de boucler (« je n’ai pas compris votre choix, veuillez reprendre »), ce qui n’est pas possible avec un 2-XL. Le concept me semble plutôt intéressant, et ça ne m’étonnerait pas qu’a un moment des années 90, pic des LDVELH et des menus téléphoniques et des numéros surtaxés, quelqu’un ne l’ait fait… Avez-vous des exemples ?

View-Master Interactive Vision

Michael Freeman travailla également sur une console de jeux très obscure, qui n’a pas l’air de s’être beaucoup vendue, mais tentait encore une fois d’utiliser des embranchements dans une technologie assez répandue. La View-Master Interactive Vision (sortie en 1989) était grosso modo une console comprenant un processeur Z80 et un joystick à la forme plutôt étrange ; le tout se branchait sur un magnétoscope standard. Les VHS étaient des VHS multipistes, contenant deux pistes audio et une piste de données : la piste de données était lue par le processeur Z80 pour ajouter des overlays, et les pistes audio étaient changées lorsqu’on appuyait sur un bouton. (Je n’ai pas la confirmation, mais je pense que les choix étaient gérés comme avec le 2-XL : deux pistes audio en parallèle, contenant des choses différentes après un choix, et les boutons contrôlant quelle piste est lue.) Seulement 7 VHS sortirent : 4 Sesame Street, 2 Muppets, et 1 Disney.

Publicité pour la View-Master Interactive Vision, montrant deux enfant tenant un manette devant une télévision.


Si vous voulez voir la console en action, il y a une vidéo YouTube, ainsi que quelques vidéos sur l’Internet Archive !

Quel genre d’interactivité pouvait-on obtenir avec cette console ? Tout d’abord, le processeur en charge des overlays pouvait réagir au joystick et à l’appui sur un bouton spécial ; dans une des cassettes Sesame Street, on peut voir par exemple des sortes de QTE qui font apparaitre une petite animation si on appuie sur le bouton, ou même un moment où on peut diriger un avion en papier sur l’écran (sans que les personnages y réagissent). Le processeur pouvait également gérer des séquences de gameplay façon arcade avec les overlays ; les graphismes étaient datés pour l’époque (ils ressemblaient à ceux des consoles du début des années 1980), mais ça permettait, par exemple, d’avoir une séquence d’arcade avec des personnages qui parlent en même temps, par exemple le dessin animé de Donald Duck qui parle dans un coin de l’écran sur la cassette Disney. Et enfin, on pouvait appuyer sur un bouton pour faire un choix, qui changeait l’audio, mais pas la vidéo : on a donc la contrainte, narrativement, de devoir écrire deux scènes de contenu différent sur la même vidéo. Un doublage façon Grand Détournement, donc, presque… Les textes étaient supposément retravaillés pour être synchronisés avec les mouvements des personnages, mais je pense qu’il y a une raison pour laquelle c’était quasiment tout le temps des vidéos de marionnettes…

Il me semble que ce système, bien qu’ingénieux, était très limité par le fait que la vidéo ne pouvait pas changer, et par le fait que les graphismes étaient visuellement très différents de la vidéo, ce qui empêche de vraiment les intégrer. Mais c’est quand même un exercice intellectuel intéressant de réfléchir à ce qu’il aurait été possible de faire avec ce système !

ACTV

Michael Freeman fut le fondateur en 1984 d’une startup portant le nom ACTV. La liste des gens impliqués dans le projet est impressionnante : Nolan Bushnell (actionnaire à 25 %, avec le Washington Post), Leonard Nimoy (porte-parole), John Lack (fondateur de MTV, qui fut président de ACTV à partir de 1992. Freeman montra le système à des gens aussi illustres que George Lucas ; pourtant, cette startup ne décolla jamais et finit par fermer ses portes dans les années 2000.

Que proposait cette startup ? Vous connaissez Freeman : de la télévision interactive ! Et comment aurait-elle marché ? Avec plusieurs chaînes émettant en même temps, et des choix proposés qui déclencheraient une bascule sur une autre chaîne, ce qui donnerait l’illusion de choix. Comme le 2-XL, mais avec des chaînes plutôt que des pistes audio ! Sachant que, quand on parle télévision, on ne parle pas que films et narration : le concept permettait aussi par exemple de proposer le multicam pour des rencontres sportives.

Un article dans Fortune Small Business donne plus de détails sur la startup, et est très intéressant. Il donne notamment la raison pour laquelle son concept original n’a jamais décollé : justement, il fallait plusieurs chaînes (jusqu’à 4) pour ACTV (en plus d’une box spéciale, sans doute), ce qui était un problème pour les opérateurs de câble, vu que le nombre de chaînes était limité. Pourquoi donner 4 chaînes à un projet alors qu’avoir plusieurs chaînes était mieux et touchait plus de public ?

Notons aussi qu’à l’époque, ACTV n’était pas la seule société à expérimenter avec la télévision interactive : au Québec, Vidéotron (un opérateur de câble) le faisait avec son système Vidéoway, dont je vous parlais un peu dans cet article. L’article de Fortune Small Business raconte justement qu’en 1987, le président de Vidéotron, André Chagnon, rencontra Freeman et acquit la moitié des droits nord-américains. Certaines sources semblent dire que la technologie sous-jacente de Vidéoway était un système de changement de chaîne plus un processeur permettant d’appliquer des effets et de retenir des variables en mémoire — similaire au View-Master, donc — et que cette technologie avait été développée par ACTV. Mais c’est à creuser, sans doute !

Mais l’article revient aussi sur les raisons pour laquelle elle dura si longtemps : sa promesse était porteuse dans les années 90 (l’époque des jeux vidéo avec séquences FMV, comme Night Trap, Phantasmagoria, Gabriel Knight 2, Tex Murphy, Ripper, etc.), elle possédait des brevets liés à la télévision interactive (et s’est battue contre Disney pour les défendre), elle réussit à avoir quelques clients (un test avec ABC en 1990 pour proposer du foot américain interactif (multicam sans doute), un test avec le conseil scolaire de Newark pour du contenu éducatif en 1991…), et elle survécut sur un petit budget. Mais bon, on parle de pertes totales de 158 millions de dollars… Même s’il y eut de nombreux investisseurs pour renflouer la barque, la compagnie s’éteignit dans les années 2000.

Et maintenant ?

J’avoue que je ne sais pas ce que fait Michael Freeman maintenant ! Il a pas mal d’homonymes, et je ne crois pas qu’il ait inventé autre chose depuis la fin d’ACTV. Mais c’est déjà une vie bien remplie, non ? Tout le monde ne peut se targuer d’avoir un bon paquet d’inventions et d’expérimentations dans le champ de la narration à embranchements !

(P.-S. : Michael, si tu me lis, coucou ! On fait une interview quand tu veux !)