Cet article est un peu délicat à écrire : je vais vous parler des fictions interactives (mais pas que) les plus longues, ou plutôt avec le plus de mots. Mais déjà je ressens le besoin de me justifier : non, la longueur n’implique pas la qualité ; non, un jeu vidéo ne se juge pas à sa longueur ; non, ça n’est pas un but en soi d’écrire un jeu super long ; non, ça n’est pas un concours ; non, cet article ne veut pas dire que vous pouvez vomir de la prose sans jamais vous relire ou vous demander si c’est pertinent !

En particulier, notons que plus un jeu a de mots, plus il est long et coûteux à traduire ! Par exemple, nous n’aurons jamais de version de 80 Days en français, car les développeurs ont estimé qu’il y avait trop de mots pour qu’une traduction soit rentable. Et c’est pareil pour beaucoup de jeux dont on parlera dans la deuxième partie de l’article : à moins d’avoir un budget énorme, si votre jeu est verbeux, la traduction sera un coût non négligeable…

Soyons honnêtes : si on veut créer une fiction interactive relativement longue, avec des péripéties, mais aussi proposer des choix intéressants et qui sont pris en compte de manière naturelle par le jeu, quitte à devoir faire des détours, ça nécessite d’écrire beaucoup de prose. Si on veut écrire un jeu avec analyseur syntaxique où les énigmes ont de multiples solutions, où toutes les actions sensées peuvent faire avancer l’histoire, et toutes les autres ont des réponses faites maison qui orientent le joueur ou racontent la texture, on finit par écrire beaucoup de prose. Si on veut écrire un jeu à embranchements avec pour objectif de pouvoir proposer des chemins complètement distincts afin d’améliorer la rejouabilité, on finit par écrire beaucoup de prose.

Dans un fil sur le forum de Choice of Games, quelques auteurs répondent à la question : pourquoi vos jeux sont-ils aussi fournis ? La réponse est, souvent : j’aime écrire, et il y avait plein d’idées et de choix intéressants à explorer !

Et c’est pas grave du tout ! En fait, la fiction interactive, bien plus que d’autres médias (jeux vidéo AAA inclus), peut se permettre du « gâchis au cas où », c’est-à-dire des parties du jeu qui sont là au cas où le joueur veuille s’y intéresser, mais qui en pratique ne seront pas lues, en tout cas pas par tous les joueurs et certainement pas à chaque partie. Mieux encore, c’est ce gâchis au cas où qui est le cœur de la promesse de liberté de la fiction interactive : si vous n’êtes pas prêts à écrire des choses pour rien, ça veut dire que vous allez forcer le joueur à lire tout ce que vous avez écrit, et on perd la non-linéarité.

J’en avais parlé dans un article précédent sur les films interactifs, mais le coût de tournage d’une minute de film en plus étant assez important, il y a une tendance dans ce genre à s’écarter assez peu d’une trame principale, ce qui donne vraiment l’impression d’une fausse non-linéarité. Dans le jeu vidéo classique, ça dépend. Beaucoup de RPG ou de jeux open world ont un grand nombre de quêtes optionnelles, peu chères à mettre en place : un dialogue, un nouvel objectif, on peut réutiliser les assets, même si on doit peut-être payer pour quelques lignes de doublage de plus. Cependant, un grand nombre de jeux n’ont pas de niveaux optionnels, de secrets cachés ou autres, et tout ce qui est produit par l’équipe est vu dans chaque partie.

Je dirais même, si je pousse le bouchon plus loin, qu’il est possible d’écrire une fiction interactive avec beaucoup de mots sans que le joueur ne s’en aperçoive. Si vous écrivez une time cave (cf. notre article sur les structures de la FI), ou même juste un jeu avec de grandes branches indépendantes, l’expérience du joueur peut être celle d’un jeu chouette qui dure une heure, sans qu’il se rende compte qu’en fait, il y a une douzaine d’histoires qui ne ressemblent pas à ce qu’il a vécu. Posé comme ça, c’est un peu un souci : votre travail ne devrait pas passer inaperçu, et il est important de le communiquer au joueur. Il y a plusieurs façons de le faire, à mon sens :

  • De façon explicite, on peut communiquer sur le nombre de mots (comme le fait Choice of Games), ou bien mettre un grand nombre d’achievements.
  • Ou on peut le faire de façon implicite, en proposant des réponses aux choix qui sont systématiquement très personnalisées et uniques et débouchent sur plus de possibilités. L’idée est que le joueur ait l’impression que d’autres choix seraient traités avec la même considération et que tout ça a donc nécessité un bon travail ; c’est, il me semble, l’approche Disco Elysium, où le bouche-à-oreille des joueurs, soufflés par l’étendue des choix et leur écriture, a fait beaucoup pour montrer que le jeu était gigantesque.

On s’éloigne un peu du sujet, mais la question de comment communiquer au joueur l’amplitude de votre jeu et lui donner envie de rejouer est une question intéressante.

Des chiffres ! Des chiffres !

Je vous fournis quelques chiffres, mais c’est comme je l’ai dit une métrique assez imprécise ; dans le cas d’une FI, le nombre de mots n’indique pas la longueur d’une partie standard ou le nombre de branches indépendantes, et c’est assez compliqué à préciser.

Littérature classique

  • À la recherche du temps perdu : 1,2 millions de mots
  • Les Misérables : 650 000 mots
  • Guerre et Paix : 570 000 mots
  • Le Fléau : 470 000 mots
  • Autant en emporte le vent : 400 000 mots
  • Un tome du Trône de Fer : entre 300 000 et 450 000 mots
  • Moby Dick : 200 000 mots
  • Un tome de Harry Potter : entre 70 000 (le premier) et 250 000 (L’Ordre du Phénix)
  • The Shining : 160 000 mots
  • Un tome du Seigneur des Anneaux : entre 130 000 et 180 000 mots
  • 1984 : 90 000 mots
  • Frankenstein : 75 000 mots
  • Le tour du monde en 80 jours : 60 000 mots
  • Carrie : 60 000 mots
  • Le meilleur des mondes : 60 000 mots
  • Farenheit 451 : 45 000 mots
  • L’Étranger : 30 000 mots

On considère en général qu’un roman typique a entre 70 000 et 100 000 mots.

Jeux vidéo

Ma source est ici (et un peu de Google).

  • World of Warcraft : 1,5 millions de mots pour la version de base, 6 millions de mots en tout
  • Baldur’s Gate 2 : 1,06 millions de mots
  • Disco Elysium : 1 million de mots
  • Planescape Torment : 950 000 mots
  • Dragon Age Origins : 740 000 mots
  • Star Wars: Knight of the Old Republic : 600 000 mots
  • The Witcher III : 450 000 mots
  • Baldur’s Gate : 434 000 mots
  • Metal Gear Solid : 370 000 mots
  • Final Fantasy VII : 344 000 mots
  • Phoenix Wright: Ace Attorney : 210 000 mots
  • The Legend of Zelda: Skyward Sword : 160 000 mots
  • Deus Ex : 147 000 mots
  • Morrowind : 133 000 mots rien que pour les livres dans le jeu
  • GTA 3 : 130 000 mots
  • Kingdom Hearts II : 94 000 mots
  • Chrono Trigger : 60 000 mots
  • Portal 2 : 47 000 mots
  • Heavy Rain : 40 000 mots
  • Kingdom Hearts : 33 000 mots
  • Assassin’s Creed : 28 000 mots
  • The Legend of Zelda : 500 mots
  • Super Mario Bros 3 : 300 mots

Fictions interactives

  • Flexible Survival : 5 millions de mots
  • Higurashi no Naku Koro ni : 1,5 millions de mots
  • Tin Star (Choice of Games) : 1,2 millions de mots
  • Magikiras (Choice of Games) : 1,1 millions de mots
  • Fate/stay night : 1 millions de mots
  • Tsukihime : 750 000 mots
  • Steins;Gate : 620 000 mots
  • Choice of the Cat (Choice of Games) : 600 000 mots
  • 80 Days (inkle) : 500 000 mots
  • Choice of Robots (Choice of Games) : 300 000 mots
  • Slammed! (Choice of Games) : 250 000 mots
  • Blue Lacuna : 200 000 mots
  • Worldsmith : 150 000 mots
  • Finding Martin : 140 000 mots
  • Worlds Apart : 130 000 mots
  • Endless, Nameless : 100 000 mots
  • Inside Woman : 100 000 mots
  • Spy Intrigue : 40 000 (je pense ?) mots
  • Depression Quest : 40 000 mots

Une source intéressante : une liste sur le forum de Choice of Games ; le reste, c’est sur Google, et un peu de désossage maison.

Notez que j’aurais pu mettre bien plus de visual novel que ça ; le genre, et surtout les productions japonaises, a tendance à être plutôt verbeux. D’après Nighten, c’est dû au fait que les auteurs sont payés au mot, et ont donc tendance à délayer leur écriture… Mais bon, c’était pareil pour Balzac et Flaubert !

Moralité ?

Je vois plusieurs enseignements à tirer de cette liste :

  • Écrire un jeu avec une longueur et une liberté comparables à Choice of Robots, c’est équivalent à écrire un tome du Trône de Fer. Parfois, on ne se rend compte que quand on voit la taille d’un objet physique devant nous ; ce genre de comparaisons peut vous aider à ajuster vos attentes…
  • Une question intéressante est, pour moi, celle de la légitimité de notre art, et du prix. Pourquoi est-ce que Choice of Games vendrait des excellents jeux à 7 $ alors qu’un livre de longueur équivalente peut se vendre 20 $ pendant des années ?
  • Par contre, attention à la réciproque : ce n’est pas parce qu’un jeu est court qu’il ne mérite pas de se vendre — malheureusement, le gamer moderne noyé sous les productions et les soldes a tendance à l’oublier, et on a même vu des arguments qui s’apparentaient a de la vente au kilo… (C’est marrant, toujours pour dire que le jeu devrait être moins cher, jamais plus cher…)
  • Si vous vous lancez dans un projet en vous disant « je veux faire un jeu comme Morrowind ou comme Baldur’s Gate », voyez le nombre de mots qu’il vous faudra écrire. Sachant bien sûr que tout cela est écrit par des équipes d’auteurs, et pas par une seule personne.
  • Même remarque si vous vous comparez à des jeux comme les Choice of Games ou 80 Days ! Il y a en général énormément de contenu, pour assurer une grande non-linéarité et une grande rejouabilité.
  • Si vous écrivez 1 000 mots par heure (ce qui est une limite haute, moi je tourne à 600 mots/h), vous pouvez estimer le temps qu’il vous faudra pour faire un premier jet. Puis multipliez par 2 ou 3 pour les relectures…
  • Conseil personnel (conséquence de tout ce qui précède, je pense) : démarrez petit. Commencez par la Partim 500, la Nouvim 3000, puis montez petit à petit en grade ! Cela vous permettra de terminer vos projets et d’être plus réaliste sur le temps que ça prend : vous apprendrez à jauger la profondeur d’une scène, le nombre de mots que prend une scène avec beaucoup de choix et de variations, ou beaucoup de profondeur, et le nombre de mots pour une scène plus modeste, mais qui atteint tout de même son but. C’est bien si vous avez des idées pour la non-linéarité et les choix que vous pouvez proposer, mais si ça vous demande trop de travail, vous ne finirez pas : apprenez à sabrer, et vous vous concentrerez sur les choix les plus intéressants, ce qui rendra votre projet plus dynamique.

J’espère que cet article vous aura intéressé ! Et vous, quelle taille font vos jeux ? Avez-vous une envie, un but particulier pour votre prochain projet ?