Aujourd’hui, je vous propose une histoire, celle des visual novels et surtout de leur présentation ; et comment une convention aux apparences anodines tire en fait son origine bien plus loin qu’on ne le pense !

La vue subjective

Avant de poursuivre, laissez moi clarifier rapidement ce que j’entends par vue subjective, puisque c’est notre sujet du jour.

Traditionnellement, les visual novels représentent peu le personnage principal à l’écran : sauf exception, c’est via ses yeux que le joueur vit l’histoire, et ce même lorsque le personnage qu’incarne le joueur n’est pas un simple avatar, mais un personnage défini.

C’est le cas par exemple dans Steins;Gate, ou dans les phases d’enquête de la trilogie Ace Attorney.

Image tirée du jeu Ace Attorney : Phoenix Wright, dans laquelle un personnage parle au joueur.
Et c’est pour ça que les autres personnages font toujours face à la « caméra », car ce sont les yeux du joueur !

Et cette tradition est présente également dans beaucoup de réinterprétations occidentales du genre (Katawa Shoujo, Doki Doki Literature Club, et même Amour Sucré).

Mais pourquoi s’attarder sur cet aspect-là de la présentation en particulier, au point d’écrire un article sur le sujet ? Après tout, on peut penser que ce point de vue est simplement là pour renforcer l’immersion, rien de plus.

Cet aspect en particulier est intéressant, puisque presque tous les éléments du genre ont changé de manière radicale au cours des années, mais pas celui-là : les jeux restent en grande majorité en vue à la première personne, et, nous le verrons, ils le sont depuis leur commencement.

Mais alors, d’où vient ce choix de présentation ?

Pour le découvrir, il va falloir traverser la mer et remonter le temps pour atterrir aux États-Unis dans les années 70, juste à temps pour la sortie de…

Donjons & Dragons

La première édition de Donjons et Dragons est parue début 1974 et, malgré sa sortie très confidentielle, le jeu se répandra progressivement dans les cercles geek, où certains s’en serviront d’inspiration pour créer des jeux vidéo.

En fait, l’idée de retranscrire les règles de D&D en programme est venue très vite, et sur des ordinateurs dont j’ai découvert l’existence durant mes recherches : le PLATO.

À l’origine principalement destiné à l’usage universitaire, le PLATO et ses itérations ont vraiment été précurseurs dans l’usage des ordinateurs tel qu’on le conçoit aujourd’hui, comme pour les messageries instantanées et le partage d’écran. Je vous encourage vraiment à aller lire plus à son sujet, c’est passionnant !

Les ordinateurs PLATO seront vraiment très riches en RPG, commençant dès 1975, et on y trouvera même les précurseurs des MUD. Et c’est l’un d’entre eux qui nous intéresse pour la suite de notre histoire.

Moria propose d’explorer des donjons procéduraux avec un système de règles indirectement inspiré de Donjons et Dragons. En plus d’être extrêmement précurseur en terme de jeu en ligne, Moria est aussi le tout premier RPG en « 3D », où on explore un labyrinthe en fil de fer via une toute petite fenêtre.

Regardez, une vue à la première personne !

Cette vue en perspective va très vite devenir iconique du genre dungeon crawler, et c’est lui qui va être précurseur de ce que deviendra le jeu de rôle en 3D.

Mais on est encore très loin de nos visual novels japonais : il nous faut trouver le chaînon manquant, celui qui réussira à traverser le Pacifique.

Wizardry

Wizardy est un jeu sorti en 1981 (83 chez nous). C’est un dungeon crawler, mais il a l’avantage de sortir sur un ordinateur très populaire : l’Apple II.

Écran titre de Wizardry.

Le jeu rencontrera un franc succès et sera, avec Ultima sorti la même année, la première introduction au jeu vidéo RPG pour beaucoup.

Capture d'écran de Wizardry, montrant diverses commandes, statistiques, et l'image en fil de fer d'un couloir.

Remarquez la présentation, avec la petite fenêtre offrant une vue du labyrinthe : elle n’est pas liée au hasard, puisque des dires des développeurs, ils ont été très influencés par les jeux présents sur PLATO, dont ils étaient des utilisateurs actifs.

À son tour, le jeu aura énormément d’influence sur le RPG en occident, mais pas seulement.

En effet, au Japon, une certaine niche de passionnés de micro-ordinateurs américains s’était formée, faisant importer des ordinateurs mais aussi des jeux.

Et c’est ainsi que Wizardry rejoignit ce continent, et avec succès : une version officielle pour les machine japonaise sortira en 1985, mais c’est bien la version importée qui eu le plus d’influence sur notre histoire, puisque qu’elle inspirera de nombreux précurseurs, et parmi eux Yuji Horii.

Yuji Horii est maintenant principalement connu pour avoir conçu la série culte des Dragon Quest, mais ce qui nous intéresse aujourd’hui est un jeu qu’il a écrit trois ans plus tôt.

The Portopia Serial Murder Case

The Portopia Serial Murder Case, sorti en 1983, est un jeu d’aventure policier où le joueur enquête sur un crime en se déplaçant dans la ville, explorant le décors et en interrogeant des suspects ; le tout avec des illustrations et un parser pour interagir avec le jeu.

Image tirée de la première version de « The Portopia Serial Murder Case », montrant une rue avec un personnage, et du texte en japonais en dessous de l'image.
Ceci est la version sur NEC PC-6601. Le jeu sera ensuite porté sur un très grand nombre de plates-formes.

J’utiliserai à partir de maintenant des images du portage sur Famicom/NES (traduit en anglais par des fans), d’une part pour son esthétique mais aussi parce que c’est la version la plus populaire et documentée. Notez que cette version remplace le parser par un menu pour choisir l’action à effectuer, ce qui au niveau historique n’est clairement pas insignifiant.

J’aurai largement matière à vous reparler de ce jeu dans de futures articles, mas aujourd’hui nous parlons de sa présentation !

Comme vous pouvez déjà le voir sur la première capture d’écran, et ce malgré la perspective approximative, est que le jeu est à la première personne : les personnages (ici votre assistant dans l’enquête) s’adressent au joueur en faisant directement face à l’écran.

Capture d'écran de la version Famicom de « The Portopia Serial Murder Case », montrant la même situation en jeu que l'image précédente.

Rien qui ne semble si incroyable dans le jeu d’aventure, cela dit : après tout, on pourrait attribuer cette présentation à Mystery House, dont une version spécialement conçue pour le Japon était sortie l’année d’avant (version dans laquelle il n’y a pas de meurtres, pour l’anecdote). Malgré ça, il semble que ce soit Wizardry et les dungeon crawlers qui ont motivé cette présentation.

Ayant plus tard créé une gigantesque série de RPG, on peut facilement imaginer que Yuji Horii était influencé par les RPG et dungeon crawlers qui était importés au japon, déjà à l’époque ; mais on peut en avoir la certitude, puisque le jeu contient littéralement un labyrinthe en 3D, et fait même directement référence à Wizardry !

L'easter egg présent dans « Portopia » mis côte-à-côte avec l'écran de « Wizardry » qu'il référence.

Dans ce labyrinthe, vous ne combattez pas de monstres, mais vous pouvez cependant y trouver une note sur le mur disant « Monster surprised you », en référence directe au message s’affichant au début des combats de Wizardry lorsque l’ennemi a l’avantage.

Et c’est pour ça que l’on peut attribuer ce choix de la vue à la première personne à la passion de Yuji Horii pour les dungeon crawlers importés d’occident, eux-mêmes créés dans le but de répliquer les règles de Donjons et Dragons en programme informatique.

Par ailleurs, le fait que le jeu fasse référence à Wizardry alors que ce dernier n’était encore jamais sorti officiellement au Japon démontre la popularité de la version importée.

Portopia rencontrera un franc succès, surtout après son portage sur Famicom et ses suites, et fut très influent dans l’histoire du jeu d’aventure japonais (un autre nom pour les visual novels).

C’est par exemple l’un des jeux qui inciteront Hideo Kojima à rejoindre l’industrie du jeu vidéo. Et en connaissant son importance, il est facile de voir à quel point la série des Ace Attorney lui emprunte beaucoup de ses mécaniques (phase de point-and-click, exploration de lieux, interrogatoire…).

Comparaison entre les interrogatoires de « Portopia » et de « Ace Attorney ».
Avouez, la ressemblance est frappante !

Note de fin

La franchise Wizardry est passée entre les mains de beaucoup de développeurs, mais certains de ces jeux ne sont sortis qu’au Japon, en adoptant une narration et un style typique des visual novels traditionnels entre deux phases de donjon : la boucle est bouclée !

Je tiens à remercier et à créditer la vidéo de GMTK sur l’histoire des RPG, qui m’a lancé dans l’exploration de ce sujet passionnant. C’est un visionnage que je vous recommande !

Merci de votre lecture et de votre soutien, et à très bientôt !