Si on y réfléchit bien, dans l’histoire des jeux à embranchements, il n’y a pas souvent eu de contraintes d’espace. Sous forme de livres à chemins multiples, de Consider the Consequences (1930) aux livres-jeux et la collection « Livres dont vous êtes le héros », il y a toujours eu de la place pour des centaines de paragraphes et des milliers de mots et des arborescences complexes. Pour les jeux vidéo, il n’y a eu que peu de jeux à choix multiples à l’heure des premiers micros — on peut par exemple citer La caverne des Morlocks de François Coulon — alors que leurs collègues les jeux d’aventure à parser se cognaient contre des limites de mémoire plutôt rudes. Les jeux hypertextes, de Hypercard (1987) aux expérimentations des années 1990 à la sauce Eastgate ou François Coulon, étaient sur des micros 16 bits avec une mémoire relativement conséquente, équivalente à vue de nez à un livre-jeu.

En fait, il y a un genre en particulier pour lequel il y a véritablement eu une contrainte d’espace, en terme de métrage : le film interactif. La contrainte est due au coût de production (voire de capacité de stockage, pour les FMV sur CD-ROM), et fut rarement résolue de façon satisfaisante historiquement, avec par exemple des structures qui confluent trop agressivement.

Et bon, personnellement, je trouve qu’il y a un certain romantisme dans la contrainte, et un défi d’organisation de branches et de concision qui m’attire. Je viens d’écrire une fiction interactive à parser pour ordinosaures, et l’idée d’un jeu à embranchements contraint en espace et en structure m’intrigue énormément. En fait, les contraintes ont tendance à me stimuler et à me donner des idées, donc je pense que c’est un bon exercice que de réfléchir à celle de l’espace en particulier !

De fait, il existe une autre plate-forme pour jeux à embranchements qui a une contrainte forte en terme de durée et de place disponible. Cette plateforme, c’est le 2-XL.

Le quoi ?

Photo d'un appareil marron avec un lecteur cassette et des boutons intitulés « question », « yes », « more », « no ».
Coucou toi.

Oui attendez je vais expliquer. Le 2-XL est un robot interactif fonctionnant avec 4 boutons et des cassettes (cartouches huit pistes en 1978, cassettes audio en 1992). L’idée était simple mais redoutable.

Dans une cartouche huit pistes, format populaire aux États-Unis dans les années 1970, huit bandes circulaires encodant quatre pistes stéréo tournent en parallèle, et les deux têtes de lecture lisent une piste jusqu’à ce qu’on ait fait un tour complet, puis elles sont déplacées sur la piste suivante. (Plus d’une heure de musique dans une autoradio en 1976, rendez-vous compte.) Le 2-XL est un lecteur classique sauf qu’il a quatre boutons qui permettent de changer la piste de lecture instantanément. On a donc essentiellement 4 pistes en parallèle et on peut sauter de l’une à l’autre : les embranchements sont réalisés en disant « appuyez sur le bouton 1 ou 2 » et en enregistrant des choses différentes sur la piste 1 et la piste 2. C’est ainsi que le robot réagit à votre entrée !

Ce robot fit un carton en 1978 aux États-Unis, comme jouet éducatif destiné aux enfants, et dont la voix sur les bandes était enregistrée par Michael Freeman, son inventeur (dont on reparlera sur ce site très bientôt), et passée dans un synthétiseur. Les bandes consistaient quasiment toutes en des QCM, comme « présidents des États-Unis », « record du Guinness Book », « système métrique » (le futur, pour les écoliers américains de l’époque), et autres. Il y eut cependant des cartouches comme « Robostronomy », vendu avec un plateau de jeu (donnez la bonne réponse aux questions sur l’espace = bougez votre pion), et « Tri-lex », une sorte de puissance-3 contre l’IA encodée dans la cartouche (posez un jeton et dites où au robot et il vous dira son prochain coup — concept fabuleux !!).

Bon mais ils sont où les jeux à embranchements ? Dans la version de 1992 ! Le 2-XL ressortit chez Tiger, sous format cassette audio (qui sont formées d’une piste stéréo par côté, donc 4 canaux sonores — le concept était sain et sauf). Bien sûr, il y eut des cassettes de QCM (et elles sortirent même en France !) ; mais il y eut aussi des cassettes à embranchements sous licence Superman, Batman, Jurassic Park, Star Trek, Power Rangers, Spider Man, X-Men, et d’autres !

Publicité pour le 2-XL montrant deux enfants jouant avec un 2-XL, avec plusieurs cassettes posées à côté. Des bulles montrent les questions posées par le robot et les réponses données par les enfants.

Si vous voulez jouer à ces cassettes, le site 2xlbot.com est extraordinaire, une ressource très complète sur le sujet avec un émulateur dans le navigateur. Mais les cassettes françaises sont sur l’Internet Archive ; les québécoises semblent perdues pour le moment.

Remue-méninges

On y est : un jeu à embranchements en audio, avec des contraintes fortes de place : 4 pistes de 30-45 minutes. Quelle complexité peut-on créer avec ce format ?

Dans la discussion qui suit, j’emploierai la convention de dire « paragraphe » pour dire « unité narrative d’audio avec du récit et un choix », comme pour les livres-jeux.

Une première remarque est que les paragraphes ne sauraient être trop longs, pour plusieurs raisons. Il y a peu de place, on veut garder l’attention du joueur, proposer une arborescence pas trop simpliste, mais surtout la rejouabilité en pâtirait beaucoup : dans ce système avec cassette audio, il n’y a pas d’avance rapide et pas de possibilité de sauter un paragraphe déjà lu. Donc, paragraphes courts. Ensuite, à chaque fois que vous avez un choix (et donc que le joueur saute sur une autre piste), il faut qu’il y ait 2 pistes « cibles » qui soient prêtes à commencer le paragraphe suivant ; en pratique, de ce que j’ai vu, tous les paragraphes simultanés sont alignés temporellement, et on a donc un système avec 4 états de départ et 4 états d’arrivée. (On pourrait imaginer un paragraphe qui soit plus long que les autres et se synchronise plus tard, mais encore une fois ça coûte cher en place.)

Ensuite, on remarquera que le format empêche d’avoir des variables : l’information sur l’état du jeu est encodée par le numéro de piste, et on n’a donc que 4 états possibles à un moment du jeu. Ça veut dire aussi 4 fins possibles, mais comme l’étape avant la fin n’a aussi que 4 possibilités, on va se retrouver avec un petit paquet de derniers choix qui vont converger sur la ou les mêmes fins (car, encore une fois, pas de variables). Est-ce pour autant simpliste ? Pas forcément, mais il faut la jouer finement, peut-être avoir des choses un peu génériques dans l’écriture. Un autre moyen de faire varier les parties et d’augmenter la jouabilité serait de demander au joueur de noter des choses (des achievements ?) à mesure de l’aventure : le résultat n’est donc pas uniquement l’état final de la cassette, mais aussi ce qu’on a accompli. (Pensez au film Un jour sans fin : à la fin, quoi qu’il arrive, c’est la nuit et il faut dormir, mais en recommençant, le joueur trouvera peut-être le meilleur chemin, celui qui sauve tout le monde et qui accomplit tous les objectifs.)

Dans tous les cas, le fait d’avoir 4 états avec 2 choix chacun conduisant vers seulement 4 états pose un problème évident de combinatoire. Il faut sans aucun doute faire confluer les choix, mais les faire confluer trop agressivement met en péril la promesse d’interactivité. Comment assurer l’interactivité avec une contrainte majeure sur le nombre de branches et la combinatoire utilisable ?

Anatomie d’un jeu 2-XL

Ces questions sont complexes et trouver des solutions n’est pas du tout évident ; c’est pour ça que c’est un bon exercice. Mais pour aller plus loin, j’ai voulu décortiquer la structure de Chaos In Jurassic Park, un jeu du Tiger 2-XL écrit par Jeff Hetzel (inconnu au bataillon). En exclusivité sur Internet, vous trouverez donc ci-dessous une carte détaillée du jeu !

Photo de la cassette de Chaos In Jurassic Park, avec dessus une photo du 2-XL et une image des acteurs sur fond de jungle et et soleil couchant.

Ce jeu à embranchements est sorti à l’époque du premier Jurassic Park, et reprend la trame et certains éléments du film, avec quelques différences : personne ne meurt (cassette pour les 7-12 ans) et bien entendu le fait que ce soit non-linéaire veut dire que le film n’est pas recréé plan par plan. Les personnages principaux sont tous là, cependant ce ne sont pas les acteurs originaux mais des acteurs qui font bien souvent une imitation (pas trop outrancière, mais bon ça s’entend) des voix dans le film. Il y a un narrateur externe, de la musique et des bruitages de bonne qualité (comme une aventure radiophonique), bref ils ne se sont pas moqués du monde. Le rythme est très soutenu et parfois y’a beaucoup trop de choses qui se passent en 20 secondes, mais au final j’ai bien aimé ce jeu. Il est sans prétention mais il est bien fait, surtout étant donnée la contrainte sous laquelle l’auteur travaillait !

Sans rire, les imitations sont plutôt drôles, surtout celles de Jeff Goldblum (l’acteur y va à fond et a des blagues pas drôles) et de Richard Attenborough (qui en fait des tonnes niveau grand-père gâteau). Par contre, il y a des moments qui ont mal vieilli, comme la grossophobie décomplexée à l’égard de Nedry, qui faisait déjà partie du personnage dans le film mais encore accentuée systématiquement ici. Juste pour prévenir !

Intéressons-nous à la structure, et la façon dont ils ont résolu les problèmes dont on parlait. Niveau paragraphes, ils sont tous alignés, avec 19 paragraphes par piste ; ceux de la fin sont globalement plus courts et plus nerveux, ce qui est cohérent avec un pic narratif. Et au niveau des fins possibles, c’est relativement bien fait aussi : Jurassic Park est une histoire de fuite, et le jeu gère ça en ayant un goulot d’étranglement (au 16e-17e paragraphe) où tous les personnages (qui étaient avant cela dispersés dans le parc) se retrouvent après péripéties et tentent maintenant de s’enfuir. Le choix de véhicule est le plus important (2 fins pour l’hélico, 2 fins pour le bateau), et après un choix sur une dernière péripétie, on arrive à une fin. En tout cas, les branches sont très bien maîtrisées — tellement bien maîtrisées qu’il y a certains paragraphes identiques, ou quasiment identiques, même pendant le « corps » du récit (pas uniquement sur la séquence de fin, quoi). Ça économise du temps d’enregistrement, j’imagine ; mais le fait qu’il y ait des états identiques voire inatteignables dans une arborescence aussi contrainte et aussi compacte montre bien qu’il y a eu une attention toute particulière portée sur la maîtrise des branches et la réduction du nombre d’états possible, pour ne pas avoir les yeux plus gros que le ventre.

Quant au manque de variables, il n’est pas forcément très grave, mais ça veut dire que lors du goulot d’étranglement, l’écriture s’applique à gommer les différences de chemins via des formulations générales, évitant de faire référence à ce qui vient de se passer à l’état d’avant. Typiquement, dans un jeu à embranchements avec variables et peu de fins, il est possible (courant ?) de personnaliser les fins en changeant quelques répliques pour faire explicitement référence aux péripéties ; mais bien sûr, c’est impossible ici. Pour augmenter la jouabilité, le jeu est sélectif concernant certaines informations : on découvre certaines infos uniquement dans certaines branches et, lors du dernier paragraphe, le robot dit : « Avez-vous découvert la raison pour laquelle [truc] ? Si non, rejouez au jeu en faisant d’autres choix. »

Comment est-ce que le jeu gère la contrainte du manque de combinatoire ? De deux façons, essentiellement.

  • Premièrement, il y a tout de même une utilisation importante de la confluence, c’est à dire des choix « importants » (aller par ici ou par là, courir ou se reposer, escalader ou contourner, etc.) qui finissent par avoir essentiellement le même résultat, que ce soit au paragraphe suivant ou au paragraphe d’après. Est-ce grave ? Ici, pas franchement, pour plusieurs raisons. C’est une adaptation directe d’un film (donc d’une œuvre linéaire), pas un jeu « dans l’univers de » ; on s’attend donc à avoir essentiellement la même histoire, les scènes classiques, etc. Et c’est un jeu pour les enfants : il n’y a pas de morts (contrairement au film), et les 4 fins voient les protagonistes s’échapper. Concrètement, la confluence n’est pas grave parce que les fans du film ne cherchent pas forcément à vivre une histoire alternative où les dinosaures vivent en harmonie avec les humains ou où les humains meurent dans une éruption volcanique.
  • Le deuxième type de choix est un choix que je n’ai pas vu beaucoup, et pour tout dire que j’ai un peu découvert l’année dernière avec le film interactif Netflix de catch. (Comme quoi, il y a vraiment des ponts entre film interactif et, euh, LDVÊLH audio sur cassette.) Il s’agit du choix « qui voulez-vous suivre » (essentiellement « où est-ce qu’on met la caméra ensuite »). C’est un choix qu’on n’a pas trop l’habitude de voir de nos jours car il suppose que le joueur a un point de vue extérieur et omniscient, au contraire de beaucoup de jeux narratifs récents où l’on incarne un personnage et où les personnages nous/vous parlent. Ici, c’est tout à fait approprié, d’autant plus que Jurassic Park n’est pas un film qui a un seul héros (Grant, à la rigueur, mais les autres ne sont pas vraiment secondaires et sont mémorables, et ils s’en sortent grâce à un effort collectif), tout comme New Day vs The Undertaker avait comme héros une équipe de 3 catcheurs. Ce type de choix est très intéressant pour réduire la combinatoire, puisqu’il ne change pas les faits du récit, mais permet juste de changer de piste et d’essayer de ne rien rater ; Chaos In Jurassic Park s’en sert pas mal de fois, et ça marche plutôt bien, permettant de suivre un personnage qu’on aime ou aller au plus près du danger.

Mais en fait, il y a un choix qui ne rentre pas dans ces catégories, que je voulais mentionner à part, car c’est aussi le seul choix qui mène à une fin abrupte. Dans le jeu, Nedry s’échappe du laboratoire avec des embryons de dinosaures, tombe dans la rivière, se relève, et atteint son complice. Le choix qui est présenté est très intéressant : « Que pensez-vous ? Est-ce que Nedry a toujours les embryons (bouton 1) ou les a-t-il perdus dans la rivière (bouton 4) ? » Le bouton 1 mène à la seule fin abrupte du jeu (les méchants gagnent), le 4 conduit les méchants à revenir sur l’île pour tenter d’en voler d’autres, et ils finissent par retrouver les autres personnages. Mais c’est un choix détonant : l’auditrice a la possibilité de décider parmi deux conséquences logiques des évènements, et déterminer un fait concret. On ne dit/sait pas si Nedry a les embryons jusqu’au moment où il regarde dans sa poche ; les deux possibilités sont cohérentes, et l’auditrice en choisit une, ce qui revient à choisir une réalité… Oui oui, c’est un choix de Schrödinger.

Je termine cet article fleuve non pas sur un jeu de mots pourri, mais avec quelque chose que vous ne trouverez nulle part ailleurs sur Internet : une carte complète du récit de Chaos In Jurassic Park ! Vous y trouverez les indications temporelles de début et fin de paragraphe, les embranchements, et les types de choix proposés (les carrés à coins arrondis sont des choix de type « changement de caméra », les carrés sont des « décisions des personnages »). Si, dans une colonne, deux pistes ont le même audio, je les ai coloriées avec la même couleur.

Diagramme des embranchements de Chaos In Jurassic Park.

Et maintenant ?

J’espère que cet article vous aura inspiré, et que voir le tressage des choix ci-dessus vous donnera des idées. Et si vous avez envie de vous frotter à la contrainte… peut-être faudrait-il organiser une game jam ? Après tout, il suffit juste d’obtenir un vieux robot, et d’enregistrer des cassettes audio d’une certaine manière (documentée) pour étendre la ludothèque du 2-XL !