Le travail d’un auteur de fiction interactive, autre que de faire des trucs cool avec Vorple, c’est bien d’écrire des histoires ! Aujourd’hui, je vous résume une conférence qui nous parle d’un outil diablement efficace pour écrire des histoires : les story grids !

Le logo de la Visual Conference.

La Visual;Conference est un séminaire annuel en ligne, ou webinaire, dont la dernière édition s’est déroulée le 12 janvier 2019 (c’est vraiment très récent !). Il a pour thèmes les visual novel, et donc plus globalement les fictions interactives ! De nombreux acteurs du milieu, professionnels et amateurs, y donnent des conférences sur des thèmes très variés, allant de la phase créative à la gestion d’équipe en passant par le marketing. Si vous comprenez l’anglais, je vous invite chaudement à apprécier les près de soixante conférences gratuitement disponibles sur leur chaîne YouTube !

Image de profil de Katy133, la conférencière.Celle que je vous résume aujourd’hui a été donnée par Katy133, une animatrice canadienne qui développe des visual novel sur son temps libre. Avant de commencer, gardez en tête que j’ai pris des libertés sur son discours, ajoutant ce qui me semblait pertinent et retirant ce qui l’était moins. Bonne lecture !

Construire son histoire avec une story grid

On imagine la plupart du temps nos histoires de manière linéaire. Pas dans le sens « non interactives », mais « scène après scène » ; une suite d’événements qui, lorsqu’on arrive à sa conclusion, donne un tout cohérent. L’outil que je vous présente aujourd’hui propose une approche différente, puisqu’on vas utiliser un tableau, une grid, pour découper notre histoire en Séries.

Qu’est-ce qu’une Série ?

Rien à voir avec ce que vous pouvez regarder sur Netflix. Ici, une Série est un élément narratif (un personnage, un objet, un lieu, une phrase ou un thème) qui apparaît à plusieurs reprise dans le récit le long duquel il va évoluer. Je l’écrirai avec une majuscule pour que vous gardiez cette distinction en tête.

Une Série peut se nommer en fonction du nombre d’itérations :

  • 1 itération, c’est un Deus Ex Machina. Littéralement un élément sorti de nulle part. Vous chercherez en général à l’éviter pour cette raison.
  • 2 itérations, c’est un Fusil de Tchekhov. Ce terme fait référence une phrase très célèbre du dramaturge russe :

    Si, dans le premier acte, vous indiquez qu’un fusil est accroché au mur, alors il doit absolument être utilisé quelque part dans le deuxième ou le troisième acte. Si personne n’est destiné à s’en servir, il n’a aucune raison d’être placé là.

    Anton Tchekhov

On le résume de nos jour comme un objet insignifiant qui se révèle important par la suite, mais cette structure en deux temps peut être utilisé différemment, par exemple pour faire une blague : Une situation initiale (« Que fait Platon quand ça le démange ? ») et une chute inattendue (« Il Socrate »).

  • 3 itérations, c’est un arc narratif. Vous avez sûrement déjà été confronté à la structure en trois temps : début, milieu et fin. C’est une structure tellement primaire qu’on la retrouve partout, y compris dans cet article.
  • 4 itérations et plus, c’est une série de rappels. Elle permet de découper plus précisément votre scénario et de développer des intrigues plus complexes.

A chaque itérations, il est important que l’élément de la Série change ; Ainsi le joueur sentira l’histoire évoluer et vivre sous ses yeux (bien sûr, faites l’inverse si vos intentions sont contraires).

À quoi ressemble une story grid ?

Vous pouvez construire votre story grid avec un tableur (comme Excel ou Calc), sur papier ou avec n’importe quel logiciel qui vous convienne ; Pour ma part, j’utiliserai un tableau pour pouvoir facilement le partager avec vous.

Image tirée de la conférence : schéma typique d'une story grid.

L’illustration ci dessus est plutôt claire, mais je vais vous détailler ce tableau.

  • Dans la première colonne se trouve, dans l’ordre chronologique, les noms ou numéros de vos scènes.
  • La deuxième contiendra l’histoire en elle même, une description de ce qu’il se passe dans la scène et une « fusion » de toutes les Séries qui y sont incluses.
  • Dans les colonnes suivantes, vous placerez justement vos Séries et, pour chaque scènes où elles font une apparition, vous rédigerez une petite description.

Besoin d’un exemple ? Il se trouve que j’ai récemment réalisé un jeu très court en utilisant cet outil. Bien sûr, je n’ai aucune prétention au sujet de sa qualité d’écriture ; j’utilise cette histoire car elle m’est de facto familière. Il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour comprendre, puisque je vais vous décrire étape par étape sa structure.

Bannière de Sentiments Enneigés, de Nighten (c'est moi).

Sentiments Enneigés est un visual novel réalisé en un weekend à l’occasion d’une game jam organisée par la communauté de Game Dev alliance. Le thème était « Passion Hivernale ».

On y suit Déborah, une ado solitaire et mal dans sa peau qui est obligée d’accompagner sa petite sœur Susie pour une promenade dans la neige. Elles croiseront Théo, le garçon populaire de la classe et que Déborah n’a jamais osé approcher.

Une fois cette première idée trouvée, je l’ai découpé en trois Séries différentes :

  • L’état d’esprit de Déborah, sa relation avec elle-même.
  • Sa relation avec sa sœur Susie.
  • Sa relation avec Théo, que j’ai un peu élargie à la relation de Déborah avec ses camarades.

Voilà trois axes pour démarrer ! J’ai ensuite ajouté deux fusils de Tchekhov, le bonhomme de neige et la bataille de boules de neige.

Dans la fatigue de la jam, je n’ai pas sauvegardé la story grid originale ; mais en voici une reconstitution a posteriori. Je l’ai légèrement modifiée en omettant la deuxième colonne, fusion de toutes les séries, car je voulais éviter d’être redondant.

Scène État d’esprit de Déborah Relation avec sa sœur Relation avec Théo Bonhomme de neige Bataille de boules de neige
1 Déborah ne veux pas sortir, est de mauvaise humeur. Susie oblige Déborah à sortir. Susie veut faire un bonhomme de neige.
2 Déborah sort et regrette déjà d’être sortie. Susie semble préparer quelque chose pour embêter sa sœur. Susie tasse une boule dans ses moufles, Déborah lui interdit de la lancer.
3 Introspection, plainte à propos de sa situation. Déborah pense au fait qu’elle n’est pas populaire en classe.
4 Susie brave l’interdiction de Déborah. Susie jette une boule de neige sur sa sœur.
5 Déborah est très mal à l’aise et ne peut rien dire. Théo arrive au moment où Déborah se relève. Il les salue avant de repartir.
6 Déborah culpabilise d’avoir réagit comme ça et s’enfuit dans les bois. Susie poursuit et cherche sa sœur dans les bois. Elle est inquiète.
7 Introspection: Déborah veut changer et ne plus être la bizarre de la classe… Susie la retrouve et essaie sincèrement de la consoler, s’excusant pour la boule de neige. Déborah envie l’innocence de Susie. Susie s’excuse d’avoir lancé une boule de neige.
8 Calmée, Déborah propose à Susie de faire un bonhomme de neige dans les bois. Les sœurs font ce pour quoi elles étaient sorties : Un bonhomme de neige !
Fin 1/2

On peut facilement voir, grâce au tableau, que le principal point de l’histoire est Déborah et la relation avec sa sœur, alors que celle avec Théo est carrément secondaire. Cela m’a indiqué qu’il fallait plus la développer dans la fin alternative.

Cet outil vous permet de voir facilement les problèmes dans le rythme de votre jeu : si par exemple vous n’avez pas laissé assez d’indices avant une grande révélation, si une intrigue secondaire disparaît pendant trop longtemps, si une scène se répète ou n’apporte pas grand-chose à l’histoire et aux personnages.

Si vous avez une scène qui n’implique aucune des Séries de votre tableau, demandez vous si elle est vraiment nécessaire ou si elle implique une Série que vous n’avez pas notée en colonne ; elle mériterait peut-être d’être développée et de revenir à d’autres moments du récit.

A contrario, il est normal de ne pas impliquer toutes les Séries à chaque scène ; Votre histoire en deviendrait indigeste.

Quel usage dans le cadre de la fiction interactive ?

Les story grids ont été imaginées pour structurer des histoires non interactives, néanmoins je suis convaincu de sa pertinence dans notre contexte.

Dans un premier temps, cet outil conviendra aux jeux où le joueur a peu d’influence sur le cours des événements ou avec de nombreux passages obligatoires, comme c’est le cas de VN commerciaux et de certaines FI à parser.

Pour les jeux à embranchements, deux utilisations sont possibles :

  • Commencer par une histoire linéaire finie pour ensuite imaginer un ou des scénarios alternatifs, comme ce que j’ai fait avec Sentiments Enneigés. D’expérience, je garantis que synthétiser une histoire fait beaucoup travailler l’imagination ; Penser à noter toutes vos idées dans un coin au fur et à mesure !
  • Utiliser plusieurs tableaux pour chaque grands choix, ou routes, du jeu : Un tableau pour l’introduction, un autre pour la voie A et ses différentes fins, un autre pour la voie B… Cela demandera une bonne organisation, et sera très difficile à adapter si vos embranchements sont très complexes ou nombreux ;

À ce sujet, j’ai d’ailleurs contacté la conférencière, qui m’a gentiment conseillé Twine (auquel vous êtes habitués à présent !) pour structurer un projet plus complexe lorsqu’une story grid n’est plus efficace.

Pour aller plus loin…

Dans un premier temps, je vous recommande chaudement de visionner à votre tour la conférence de Katy133, très courte mais vraiment dense !

Vous pouvez également la retrouver sur Twitter et essayer ses créations sur sa page itch.io !

Elle recommande également le livre Book Architecture de Stuart Horwitz, où elle a découvert le concept de story grid pour la première fois. Si vous n’avez pas la possibilité d’obtenir ce livre, cet article en résume un des chapitres et inclut une story grid utilisée par J. K. Rowling pour Harry Potter et l’Ordre du Phénix ; Eh oui, elle aussi a utilisé cette méthode !

Enfin vous pouvez utiliser les story grid comme outil d’analyse de vos œuvres préférées ; vous pourrez ainsi mieux comprendre leur rythme et pourquoi telle révélation vous a tant affecté.

Je découvre encore les nombreuses possibilités qu’offre cet outil si neuf pour moi. Si vous souhaitez en discuter, n’hésitez pas à commenter, à me contacter ou à nous retrouver sur le forum et sur Discord !